Bis repetita ? Pour la Nuit des écrivains

Étienne Verhasselt
06.11.2019
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La Nuit Des Écrivains

Texte écrit à la demande de Passa Porta, pour la « Nuit des écrivains » du 5 novembre 2019, en partenariat avec La Première et le 140.

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Écrit-on un deuxième livre comme son premier ou s’agit-il d’une autre aventure ? Sans malheureusement pouvoir aborder ici tous les aspects de la question, je parlerai de mon expérience en évoquant d’abord mon rapport à l’écriture et à la lecture.

L’angoisse de la page blanche, moi je ne connais pas. Et ni ma bonne fortune ni mon éventuel talent littéraire n’y sont pour quelque chose. Si l’angoisse de la page blanche m’est absolument étrangère, c’est pour d’autres raisons…

Peut-être d’abord, et avant tout, pour celle-ci : jamais je ne me sens tenu d’écrire. D’ailleurs, jamais je n’ai rêvé d’être écrivain et je n’admire aucun écrivain, mais où que j’aille j’ai toujours un livre en poche. Chez moi, pas de panthéon littéraire, pas de « monstres sacrés » ni de lectures qui auraient bouleversé ma vie, mais bien des auteurs qui me parlent, des hommes et des femmes dont les textes me surprennent ou m’émeuvent et que je chéris comme des « (grands) frères ou des (grandes) sœurs en écriture et en humanité » ; des pareils, des semblables dont je ne suis pas même spécialiste car, généralement, je ne lis que des fragments de textes, comme on sort quelques instants pour s’aérer et prendre un peu le soleil, les étoiles. Lire entièrement un livre n’a pour moi aucun intérêt : je bouquine-butine en quête de pépites, d’éblouissements ; seuls m’importent des moments passés au contact de langues et de visions singulières, et parmi les auteurs que je chéris le plus, il y en a dont je n’ai pas lu plus de cent pages, parfois moins.

N’ayant jamais rêvé d’être écrivain, « écrire » n’est pas pour moi l’accomplissement d’un idéal, pas même un accomplissement tout court : c’est un élan au sein de ma vie quotidienne. Car je ne suis pas de ceux qui « s’accomplissent », j’appartiendrais plutôt à la tribu aventurière, et à l’occasion aventureuse, des insatisfaits qui ne sont réellement heureux que lorsqu’ils « débutent », « démarrent », « se lancent » : j’aime écrire parce que l’écriture est pour moi l’expérience d’une « éternité, brève » renouvelée. Je m’y sens neuf et libre.

Si je ne connais pas l’angoisse de la page blanche, c’est également parce que, en matière d’écriture, de moi je n’attends rien : je laisse plutôt venir en son temps ce qui m’habite.

Je peux donc me passer d’écrire et ne pas savoir ce que j’écrirai ni quand. Car s’il y a bien une chose que je ne supporte pas, c’est de « répondre à la demande », pas même à la mienne. On l’aura compris, mes textes ne sont le fruit d’aucune préméditation, j’écris quand « ça me prend » : une idée me trotte dans la tête, revient à la charge durant deux ou trois jours… elle a quelque chose à me dire. Oui, « elle », bien plus que moi qui, somme toute, ne fait que l’accueillir et me mettre à son service pour lui donner forme.

C’est comme ça qu’est né mon premier recueil, Les Pas perdus. J’avais lu les Contes carnivores, de Bernard Quiriny, et la forte résonance entre nos dispositions d’esprit a causé en moi le fameux déclic : la lumineuse évidence d’écrire et de publier mon imaginaire à moi (je ne revendique aucune influence). À partir de ce moment, tout un petit peuple d’idées absurdes, merveilleuses, poétiques ou fantastiques est remonté des limbes de mon esprit où, jusque-là, discrètement il barbotait : l’un après l’autre ces êtres imaginaires, qui avaient maintenant une tenace envie d’exister au-dehors, sont venus me parler et je me suis mis à rédiger sous leur dictée. Une nouvelle page de ma vie s’écrivait. Car si j’ai toujours eu de l’imagination et, plus particulièrement, une imagination décalée avec une forte appétence pour l’absurde, avant d’écrire je me contentais de l’insuffler avec humour dans mon quotidien. Ce faisant, je signifiais aux autres mon rapport au monde : partant du principe que presque tout est convention, donc arbitraire, presque tout est pour moi, d’une certaine façon, absurde. Et je ne suis pas loin de croire que le petit peuple de mes limbes attendait autre chose qu’une position subjective décalée pour donner toute sa mesure : l’écriture.

Pourquoi l’écriture ? Eh bien, parce que j’ai grandi entouré de livres et que le livre est rapidement devenu pour moi l’objet le plus proche : rien d’étonnant, alors, que le plus intime chez moi ait choisi un jour de se déployer pleinement dans des textes.

Mon premier recueil, Les Pas perdus, c’était à mes yeux un joli palais tout bariolé pour des petites histoires qui accédaient enfin à une vie sociale et à la vie de château ; ça et rien d’autre. Dans ces conditions, mes nouvelles n’exprimaient nullement un regard personnel sur l’humain ou sur la société : je tenais avant tout à m’y faire le plus discret possible, comme un parent qui s’effacerait au profit de ses enfants afin de les laisser être. Aussi n’avais-je pour mes nouvelles qu’une seule ambition : qu’elles soient simplement, et glorieusement, ce qu’elles étaient : des histoires, de l’imaginaire matérialisé sur papier, sans morale et sans message, l’affirmation jubilatoire de la toute-puissance de l’Imagination – entendez : du sel de la Vie. En un mot : un truculent pied de nez à la grisaille des vies « normalisées ». C’est d’ailleurs pour cette raison, m’étais-je dit, que ce petit livre valait la peine d’être édité.

Mais après la publication des Pas perdus les choses ont pris une tournure inattendue : alors que j’écrivais mon deuxième recueil, L’Éternité, brève, j’ai réalisé qu’en publiant j’avais endossé une responsabilité : un certain nombre de lecteurs tissaient des liens entre mes histoires imaginaires et le monde réel, leur interprétation de mes textes m’engageait (au sens large de l’« engagement littéraire »). Qu’allais-je faire de cela, comment en répondre ?

Mais ce n’était pas tout : plus généralement, je me sentais travaillé par une triple responsabilité. Vis-à-vis de moi en tant qu’auteur : pourquoi publier encore ? Vis-à-vis de mes textes : comment bien traiter mes nouvelles, qu’en faire exactement ? Vis-à-vis des lecteurs : ce que j’avais envie de partager méritait-il leur attention, y avait-il « œuvre » (au sens le plus humble du terme : un travail qui touche un tant soit peu à l’intemporel et à l’universel) ?

Décidément, publier était une tout autre aventure et j’assumerais toutes ces questions essentielles…

Oui, je ferais un livre basé sur une intention différente de celle des Pas perdus : je continuerais à laisser mon inspiration entièrement libre, sans projet, mais je placerais mes petites histoires dans un cadre général ‒ le recueil ‒ qui proposerait autre chose.

J’ai alors relu Les Pas perdus et constaté que le livre mettait en scène quatre grands thèmes : l’amour, la solitude, la folie, la mort. Et ces quatre incontournables de l’expérience humaine m’ont fourni la structure de L’Éternité, brève ; ils m’ont aussi donné l’envie d’en suggérer une lecture que le sous-titre du livre présente allègrement et sans ménagement : « Éclats du grand foutoir ».

Si le premier recueil avait voulu faire les « quatre cents coups » en chantant l’Imaginaire au travers de textes indépendants, le deuxième inviterait à une lecture différente des siens, qu’il rassemblerait sous un même propos : un regard poétique et sans concession sur le magistral « foirage » du genre humain.

En conclusion, publier un deuxième livre m’a d’une certaine manière « déniaisé » : l’Imaginaire n’est plus pour moi seulement un soleil magnifique au-dessus des vies grises, ce qui n’est déjà pas rien, il est, bien plus encore, une sorte de « super pouvoir », une « vertu », disait-on naguère, que, à un degré ou l’autre, nous possédons tous pour accueillir de nous le plus beau mais aussi, et peut-être surtout, le plus tragique.

Alors, en guise d’épilogue, voici un texte court qui évoque, entre autres, le peu d’intérêt que suscite ledit « genre de la nouvelle » : eh oui, encore et toujours la question des genres, car certains textes sont plus libres et égaux que d’autres.

L’épilogue, donc :

J’imagine, à une table, un homme ou une femme, une main tendue. De ses doigts jaillissent des braises incandescentes et je les vois, météores minuscules, qui s’envolent pour aller s’incruster dans une grande feuille de papier blanc sur la table. Ce sont des mots, je lis ces mots :

Ils sont crédules.

On leur dit : c’est un roman, c’est de la littérature. Et ils le croient. Ҫa, des nouvelles, pas vraiment de la littérature. Et ils le croient.

On leur dit : ce tableau, cette sculpture et toutes ces œuvres, c’est de l’art. Et ils le croient. Et toutes celles-là, pas de l’art, jamais. Et ils le croient.

On leur dit : lui vend beaucoup, c’est un grand artiste, un vrai. Et elle ne vend rien, ne vaut rien. Et ils le croient.

Ils sont rares ceux qui ont des yeux à eux.

Un cœur à eux.

Oui, rares.

Une vie, une âme à eux.

Si rares.

Et précieux.

J’écris pour eux.

Pour les vivants.

Je lis ces mots et derrière moi je sens une présence bienveillante. Et si c’était l’homme ou la femme à la main tendue qui me regardait en train d’imaginer, avec son sourire de Muse ? Je me retourne.

Étienne Verhasselt

Étienne Verhasselt
06.11.2019