alouette, alouette

Marielle Macé
26.03.2023
Texte d’auteur
Birmingham museums trust Kf R Uve5 Nt O8 unsplash

Pour "Inventaire avant disparition", une création du Passa Porta Festival, nous avons demandé à des écrivain.e.s à quelle disparition ils et elles assistaient en ce moment dans le monde qui nous entoure. Seule "contrainte" : la réponse devait se faire par lettre... Voici celle de Marielle Macé.

Mes sœurs, mes chères sœurs,

Je viens vous parler de nos sœurs les oiseaux, qui nous disent qu’elles se taisent. Je viens vous parler, par exemple, de la disparition de l’alouette. Vous la connaissez, la « gentille alouette » qui fait encore chanter les enfants dans une comptine à moitié-drôle, à moitié-cruelle ; la joyeuse alouette, l’alouette jubilante qui « hisse sa vie / hors de la nuit[1] ». Et bien voilà qu’elle disparaît. En quelques années, son statut est passé de « préoccupation mineure » à celui d’« espèce menacée », avec une perte de plus de 30 % des populations en 30 ans. Peut-être d’ailleurs qu’on ne la connaît plus guère que par cette petite chanson, et qu’on est déjà incapable de la reconnaître.

C’est l’oiseau le plus familier pourtant. Une des espèces les plus développées en France, dans les prés et les champs. Et c’est l’un des oiseaux les plus joyeux et les plus réjouissants. Sa conduite, dans le vol ou le chant, est un concentré de vitesse et d’éclat. Elle court au ras du sol, s’envole en spirale, ondule et s’abat en piqué, tombant comme une pierre. Elle (il) a des parades aériennes stupéfiantes, toutes en glissades, pendant la saison de reproduction. Elle peut aussi rester immobile dans l’air, les ailes déployées et les pattes pendantes, dans une attitude extatique semblable à la colombe (qui en a fait l’emblème du Saint-Esprit), quand elle fixe une étendue de lumière vive. C’est ce qui l’a fait chasser au miroir d’ailleurs… Elle chante aussi (ou « grisolle », ou « tirelire », ou « turlutte ») de façon extrêmement virtuose, rapide et élaborée, dans un trrlit qu’elle peut tenir pendant plus d’une heure ; et comme celui du rossignol, ce chant-là nous fascine, nous happe.

Ce chant est « objectivement » stupéfiant. Les chercheurs du Muséum l’ont documenté : elle a un répertoire exceptionnel, de plus de 600 notes (contrairement au modeste coucou, qui en a 2 !). Elle fait partie des passereaux, c’est-à-dire des oiseaux qui doivent apprendre à chanter (dont le chant n’est pas fixé à la naissance). Elle « apprend toute petite auprès de son tuteur, son père. Que celui-ci soit parisien ou provençal, elle reproduira l’accent paternel, par mimétisme ou par souci de bien faire ». Par affection peut-être. Et l’alouette alors s’égosille, éclatante, délirante, ultra-gaie.

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Or ce chant est au cœur de notre propre voix. Car la poésie honore, et a d’emblée honoré, notamment avec l’alouette à l’oreille, notre fascination pour les oiseaux, dans un compagnonnage qui participait directement de la définition de son propre chant, et de l’insertion de ce chant humain dans le monde vivant, un vaste monde frissonnant et buissonnant de toutes sortes de musiques.

C’est avec les oiseaux, et presque à leur traîne, que les troubadours se sont mis à parler d’amour, à chanter l’amour et à permettre au chant d’amour de s’envoler dans le paysage. Ils ont fait des oiseaux leurs messagers (les porteurs de leurs phrases, petites estafettes en vol vers la dame) mais aussi « leurs modèles, leurs complices, leurs doubles[2] », voire leurs rivaux…

Si les oiseaux sont des modèles de chant, c’est « parce qu’ils savent l’amour, puisqu’ils souffrent l’amour ». Et dans la poésie médiévale, les plus courtois, les mieux chanteurs, sont l’alouette et le rossignol, parce qu’ils « aiment plus que nul autre oiseau » : « am mais que nulh’ autr’ auzell[3] ».

Et l’oiseau n’était pas le thème mais l’impulsion du poème, son « enseigneur » même. À la fois annonciateur et incitateur, en mouvement depuis l’amour et vers la langue. L’oiseau est lui-même le poète d’un « trobar naturau », d’un parler-nature en poème. Son enseignement a la rigueur d’une équation : il y a un oiseau qui chante, et qui chante bien, alors il faut que ma bouche s’ouvre.

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Les oiseaux, tels que la poésie les entend, c’est comme s’ils faisaient sonner le paysage en fait ; dans leur chant c’est comme si la campagne, la forêt, tout simplement la vie se chantait elle-même ; mieux, comme si la vie se célébrait, se louait elle-même ; Leopardi l’a dit, et une éthologue comme Vinciane Despret le redit aujourd’hui : les oiseaux mettent le monde en état de louange.

Et l’alouette ici encore est singulière, précieuse, parce qu’elle est la loueuse en chef : l’oiseau le mieux capable de louange. Que l’alouette loue le monde mieux qu’aucun autre, c’est la langue qui le dit. La langue d’un grand amoureux des petits oiseaux en tout cas, François d’Assise. « Par-dessus tous les oiseaux il en aimait un petit qui s’appelle alouette et, en langage vulgaire, lodola cappellata. »

Il aimait l’alouette, la gentille alouette, parce qu’elle ressemble aux frères : elle « porte un capuchon comme les religieux » de l’Ordre, et que c’est « un humble oiseau, (qui) court volontiers les chemins pour s’y trouver quelques grains ». Humble par son plumage, couleur de terre, comme l’habit des frères, et par sa conduite donc. Mais surtout, il aimait l’alouette parce qu’elle fait l’éloge de la création : « son trait le plus admirable est que, ‘’tout en volant, elle loue le Seigneur, comme les bons religieux qui méprisent les choses terrestres et dont la vie est toujours dans le ciel[4]’’. »

Tout est dans son nom, Lodola. C’est le nom dialectal (en dialecte ombrien) de l’allodola de la langue italienne (ou toscane, dominante), et ce nom associe d’emblée la lodola à la loda, la louange.

Ce sont d’ailleurs des alouettes, lodole, qui ont salué François à sa mort. Le miracle est rapporté par le plus humble de ses compagnons, le petit frère Léon. « Le soir du samedi après vêpres, avant la nuit où le bienheureux François s’en fut vers le Seigneur, de nombreux oiseaux que l’on nomme “alouettes” volaient assez bas et tournoyaient en cercle au-dessus du toit de la maison où gisait le bienheureux François, en chantant. » — C’est un miracle, ne serait-ce que parce que l’alouette des champs, qui chante toute la journée, se tait normalement quand la nuit commence à tomber.

Et François, dit Léon, répétait souvent ceci : « S’il m’arrive un jour de parler à l’empereur, je le supplierai, pour l’amour de Dieu et à l’intercession de ma prière, de publier par écrit un décret défendant à tout homme de capturer les sœurs alouettes ou de leur faire quelque mal. »

François dit « mes sœurs alouettes ». — Au passage, dans son célèbre « Sermon aux oiseaux », il dit aussi « mes sœurs oiseaux ». Pas « mes frères les oiseaux », non, mais bien, dans le texte, « mes sœurs les oiseaux », alors qu’en italien aussi les uccelli sont masculins : « Attendez-moi ici sur le chemin, je m’en vais prêcher à mes sœurs les oiseaux », « Andrò a predicare alle mie sirocchie uccelli ». Il y a une explication philologique à ça : l’auteur du témoignage a traduit littéralement du latin, et le mot latin pour oiseaux, avis est du genre féminin. Ouf ! dirait-on, pour les commentateurs. Reste l’espace formidable qu’ouvre et libère joyeusement, des Fioretti jusqu’à aujourd’hui, cette sororité, et cette parenté très concrète que François se déclare avec ses sœurs les oiseaux, avec sœur lune, avec frère soleil avec frère vent, et avec celle qu’il appelle « notre sœur et mère la terre », dans cet immense chant de louange qu’est l’Ode à frère soleil, ou Cantique de toutes les créatures.

Loué sois-tu mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement
messire le frère soleil : il est le jour, et tu nous éclaires par lui. Et il est beau
et rayonne avec grande splendeur ; de toi il porte la signification.

Loué sois tu mon Seigneur, pour (per) sœur lune et les étoiles (…)

Loué sois tu mon Seigneur, pour (per) frère vent et pour l’air et les nuages
et pour le ciel serein et tous les temps.
(etc).

***

L’alouette, la préférée de François, c’est la « loue » en quelque sorte. Et, pardon, mais c’est ce genre de connexions robustes et bien réelles qui viennent à l’esprit quand on a la poésie à portée d’oreille, et de cœur, La Loue est aussi une rivière, qui coule à Ornans. Comme l’écrit Ludovic Janvier[5]:

laissez que je m’y vautre, dans l’épaisseur du mot je veux dire, au moins me laisse
aller à la vague chanson des sédiments qui allitère (j’allais dire : alliterre) avec la
discrète et gourmande syllabe ou plutôt bisyllabe : Laloue.
(…)
Je demande à la rivière
Loue d’ouvrir le ciel par où
l’oiseau tombe dans les nuages
et remonte par l’eau claire
entre feuillage et soleil.

L’eau n’est jamais loin quand les oiseaux surviennent, ni les oiseaux quand c’est l’eau qui serpente dans le pays. Cette fraternité des oiseaux et des rivières, le nom de la loue l’inscrit à même la langue, comme un paysage de vies intersectées que la parole longe, et où elle verse à son tour.

***

Mais voilà que l’alouette s’éteint. Un autre poète, Dominique Meens, le constate. « Dans les années cinquante, (…) le chant délirant commencé dès avril ne cessait qu’avec la moisson. Un siècle auparavant, à l’automne, on chassait les migratrices au fanal à grandes battues de gourdin. Elles étaient si nombreuses bernées par la lumière qu’on en remplissait des sacs. Est-ce oublié comme en ville sont oubliées les étoiles ? Encore puis-je rêver qu’une panne rappelle ces dernières (les étoiles), elles reviendraient clouter la nuit. (Mais) L’alouette égosillée (elle) ne reviendra plus[6]. »

La disparition de l’alouette des champs, est évidemment due à l’intensification des pratiques agricoles (notamment la monoculture du blé), à l’appauvrissement des sols, à la disparition de cachettes dans les haies, les taillis, les chemins creux, à la généralisation des néonicotinoïdes, ces pesticides très persistants, qui sont en cause dans le déclin des insectes et notamment des abeilles…

Le gouvernement français a pourtant inventé, en 2021, puis en 2022, de réautoriser les méthodes de chasse dites « traditionnelles » de l’alouette, le plus petit oiseau chassable ; chasses aux pantes (des filets horizontaux, jetés sur les oiseaux quand ils sont au sol, à picorer les graines) ou aux matoles (des cages-pièges), dans le Sud Ouest, c’est-à-dire sur la route migratoire des alouettes ; ces méthodes de capture datent d’un temps où l’alouette peuplait en abondance les paysages de campagne, et où la chasse aux tout petits oiseaux relevait des pratiques de subsistance ; mais n’ont aucun sens en période d’extinction ; elles ont d’ailleurs été jugées illégales par le Conseil d’état.

L’alouette s’éteint, l’alouette s’éteint et les rivières s’assèchent ; et avec elles quelque chose dans les prairies, les champs cultivés, et tout alentour, se tait, se dénoue, se dévaste. Avec elle disparaît l’ordinaire de la louange, et le pacte si solidement scellé entre la parole et les paysages s’affaiblit.

La terre est a sec, l’existence se fait de plus en plus aride. Quelque chose se tait, mes sœurs, avec nos sœurs les oiseaux, quelque chose s’en va qui nous branchait et continue parfois de nous brancher au monde vivant, si on écoute, si on prend soin, si on arrive à chanter avec elles

(alors j’essaie de chanter un peu à mon tour)
« alouette alouette la fête est finie
pauvre petite bête je suis ton amie
alouette alouette je te comprends bien
moi aussi j’ai en tête beaucoup de chagrin »
[1] Jacques Demarcq, Les Zozios, op. cit., p. 129.
[2] Katy Bernard, « Des oiseaux de troubadours », Po&sie, vol. 167-168, n° 1-2, 2019, p. 68..
[3] Traduit et cité par Jacques Roubaud, La Fleur inverse, op. cit., p. XXX.
[4] Ibid.
[5] Ludovic Janvier, Des rivières plein la voix, op. cit.
[6] Dominique Meens, Ni, Rennes, Éditions Pontcerq, 2020.
photo © David Thielen
Marielle Macé
26.03.2023