Avis à la population (14) Décaméron néo-Bruxellois

Milady Renoir
07.05.2020
Texte d’auteur
Miladyrenoir 1 Unsplash

Les virologues conseillent de maintenir la « distanciation sociale » alors que Passa Porta vise le «rapprochement social». La maison des littératures tient à garder le contact entre auteurs et lecteurs, c'est pourquoi nous donnons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en cette période singulière.

Milady Renoir est poétesse, performeuse, animatrice radio et formatrice d'ateliers d'écriture, militante antiraciste auprès de la lutte des Sans Papiers.

_

Dix jours comme dix ans. Dix jours comme un décaméron. Celui de Boccace ? Pas lu. Le décaméron des femmes de Julia VOZNESENSKAYA, oui.
Epidémie sur Milan en 1349, sur Léningrad en 1955, sur Bruxelles en 2020.
Synchroni-Cités.
Peste noire, bubonique, pneumonique, septicémique ou peste brune. Quelle est celle qui fauche le plus ?
Allez, avis à la population… Po-pu-la-tion… population ou peuple ? Qui fait peuple ?
Viens, on fait cercle de parole, on s’écoute, on relie les points de nos quotidiens. Y a le chaos / KO dehors ? Allez, on met le dehors dedans. ON, on, on, … c’est qui on ? L’autre con ? L’éthique au placard, le courage politique en quarantaine. Donc NON, pas on MAIS nous, ce nous qui dit peuple et voix et gorges et poings.

Voici dix voix, dix celles de l’avant, du pendant et de l’après, déjà.
Esgourdez donc !

JOUR 1 : Voix de Bintou Touré, membre de la Coordination des Sans Papiers de Belgique.

Elle dit quelque chose du confinement comme un privilège de classe-race-genre-… .
Elle dit : Les femmes sans papiers connaissent mieux le confinement que quiconque. Pas le droit de travailler, pas le droit de te promener, pas le droit d’être aux yeux et aux oreilles du monde mais le corps constamment cimenté d’un bloc compact omniprésent de la peur de tous les corps d’uniformes, des corps de ceux qui votent. Les sans papiers sont coincés dans les interstices de nos villes, constamment ramenés à la frontière de la Cité. S’ils et elles posent le pied sur la bordure du jardin royal de Belgique, le haut-parleur interdit de fouler la pelouse. Et l’herbe n’est même pas plus verte ailleurs. Bintou dit la perte comme quotidien, la lutte comme exigence.


JOUR 2 : Voix de Shahin Mohammad, conseillère communale, militante Féministe Racisée et Sourde.

Elle dit quelque chose du visage effacé, du corps comme lieu de l’autre et de soi.
Elle dit : Les masques sans sourire recouvrent les lèvres aux sourd.e.s qui lisent le tempérament et le lien par l’expression et par le langage corporel. Quand la crainte de l’à côté prévient la proximité, retire le corps de sa latitude, c’est un silence supplémentaire qui s'adjoint. Le masque comme cape d’invisibilité pour la bouche et l’oreille. Etre sourde c’est aussi devoir être entendue plus fort. Shahin s’est engagée politiquement parce que sourde, parce que racisée, parce que femme… parce que merde à la fin, ça suffit.


JOUR 3 : Voix de Dr Samah Jabr, psychiatre, psychanalyste et autrice palestinienne.

Elle dit que l’état de siège est une colonisation du corps et de l’esprit.
Pendant l’émission #9 de la Perm’ du média Paroles d’Honneur, elle dit quelque chose de l’habitude d’être sous cloche, sous embargo, dépossédée du droit d’être à soi et aux siens. Elle ajoute combien l’incapacité de passer une journée sans mort est nécessaire. « ON » ne peut s’habituer, chaque bruit de fusil, chaque balle, chaque insulte est prise en compte dans le corps individuel et collectif. Ces déflagrations dynamiques polluent la nappe phréatique de la société palestinienne depuis 1948. Samah soigne, panse, soutient, lutte et vit au royaume de l’absurde assassin.


JOUR 4 : Voix de Farida Aarrass, sœur d’Ali. Elle dit quelque chose de l’attente et de la justice.

Ali est libéré, pas libre, pas revenu, encore en danger. Ali le frère de Farida et de Malika, le mari de Houria, le père d’une jeune femme de 15 ans, Ali comme un de ta famille, de n’importe quelle famille, sauf que l’homme-frère-mari-père a été torturé, aplati contre le sol à coups de matons, pas de pitié, pas de coton. 12 ans de geôle marocaine, de supplices, de l’isolement. De l’autre côté de la ligne Maginot, version belgo-marocaine, Farida rassemble et démontre et attend, attend, attend son frère juste derrière la frontière et le bandeau de la justice. Elle, sœur gardienne du chant et de l’espoir, prévoit vaillamment la fin d’un temps mort. Combien de fois a-t-elle dû se demander : qui a volé le printemps ?


JOUR 5 : Voix de Christine Brisset. Elle dit quelque chose de la pugnacité et du bien social commun.
Grâce à l’entourage radiophonique de Christine Van Acker, Christine dit de sa voix puissante que la solidarité est avant tout politique. A la sortie de la seconde guerre mondiale, à Angers, elle réquisitionne des bâtiments vides, comptabilise 800 logements pour des milliers de sans abris, elle se défend elle-même aux procès qu’on lui intente, elle mesure l’urgence et déstabilise l’ordre établi. C’est la gouaille et la bataille.


JOUR 6 : Voix de La Rue. Elle dit quelque chose qui nous manque.

Elle dit : La rue a mauvais genre / La rue dévie des droites, de ligne et de parti / La rue traite les hypoténuses comme des abus de langage / La rue est la langue des peuples / La rue inonde les murs d’encre et de signes / La rue est la naissance, sa mort, sa renaissance / La rue est mal élevée / La rue pisse debout, assise, à quatre pattes / La rue désenfouit les origines communes / La rue attrape des maladies, des papillons / La rue converge les luttes, les putes, les mecs en rut / La rue radote, des cris de gueux aux fanatiques de dieu / La rue est orpheline mais pas infertile / La rue ne chuchote pas avec les yeux / La rue harangue au tambour / La rue, c’est pas un projet bioéthique à développement durable / La rue, c’est pas un laboratoire du vivre-ensemble repentant / La rue, c’est pas un espace vert ou jaune ou bleu ou… / La rue, c’est pas une réserve naturelle pour tourisme de masse / La rue c’est pas un safari pour flics malformés / La rue c’est pas une ZAD à grenader / La rue c’est le syndicat du pavé / La rue, c’est le désir du désordre / La rue commence au ras du sol, avec des pas / La rue, une mère qui élève mal mais qui laisse grandir tout autant / La rue, riposte à la frontière / La rue, porte de la loi, fenêtre avec vue sur le manque de droits / La rue où craquent les vernis / Dans la rue, on ne naît pas vivant, on le devient / La rue laisse mourir entre ses bras froids / La rue cible les sans papiers / La rue compile les cris, les rires, les crises et les méprises / La rue, palimpseste des impuissances / La rue décide du sort, joue du destin, Hécate au rond-point


Mais

La rue, demain le jour va encore s’y lever, et faudra bien penser à bien l’occuper, jusqu’à ce que les chants des opprimés passent d’un vague écho à un cri d’unisson.
La rue est mal élevée et fière de l’être,
la rue, ça ne fait que commencer.


JOUR 7 : Voix d’Aminata Cissokho, membre de la Voix des Sans Papiers de Bruxelles. Elle dit quelque chose du temps qui passe, sans évidence, sans scrupule.
Elle dit que son opération à la jambe est reportée, que son lit est très mou, que l’humidité est froide encore en avril, que les gens ont peur de ce qu’on ne voit pas, qu’elle aimerait un mari et ses bisous et danser une salsa, que travailler manque, que sortir est encore plus compliqué, que s’enlacer comme des cousines venues de loin manque, que demain, ça ira mieux, inch’Allah.


JOUR 8 : Voix de la Perplexité. Elle dit trop de voix. Brouhaha. Elle dit vouloir baiser des baisers. Elle n’accompagne personne. Elle est impraticable. Elle exclut la parole et dit : non, rien.


JOUR 9 : Voix de Joëlle Sambi, artiste militante afro-féministe lesbienne. Elle dit ne sois pas silence, donne moi peaux et éclats.
Juste après moment-chute, ce creux d’où même le vent ne vous contredit plus, elle m’a dit que même si mon corps tombe, c’est le global qui s’effondre, c’est généralisé, voire encouragé alors je n’ai pas à m’en faire, y aura sur qui compter. Elle, là. Moi, bientôt et hier.
Nous, encore souvent. Alors, j’ai dormi sur la répétition du mot : attends.


JOUR 10 : Voix de Tête. Elle dit le sommaire pour plus tard.

Les militant.e.s militent
Les fachos fasciscent
Les pleutres chouinent
Les angoissé.e.s suranxieusent
Les médias capitalisent
Les politicien.ne.s dégorgent
Les solidaires dénouent
Les complotistes jouissent
Les athées doutent
Les gnostiques se pincent
Les fidèles s'agenouillent
Les enfants déjouent
Les ados désenchantent
Les mères défenestrent
Les racisé.E.s cumulent
Les incarcéré.e.s s'égosillent
Les pingres bunkerisent
Les punks cabanisent
Les collapsologues s'enthousiasment
Les portes s'enferment
Les fenêtres se javellisent
Les sols s'envolent
Les ciels s'étiolent
Les poètes.ses se voyeurisent
Les écrivain.e.s s'exhibitionnent
Les épistémologistes pullulent
Les panthéons s'époumonent
Les paons royaux coagulent
Les dindes empestent
Les moutons s'radicalisent
Les messies youtubisent
Les vindictes s'illuminent
Les peuples du Sud subissent
Les peuples du Nord paniquent
Les déjàs stratifient
Les pourquois grattent
Les mais empiètent
Les virus rapportent
Les peurs s'alimentent
Les archives s’amoncel…


Le jour d’après vient quand même, filtré par des nuits passées sans sommeil. Tout est plus instable. Le soleil est une surprise. La fatigue nous méprise. Reste à démêler la mort de l’avenir.

Milady Renoir et les voix sœurs-ombres-amies remerciées, mai 2020
Voir aussi le site personnel de Milady Renoir

Milady Renoir
07.05.2020