Avis à la population (24) Les filles des bois

Aliénor Debrocq
10.06.2020
Texte d’auteur
Sydney Wilson B6 Mnkeom Uo Unsplash

Les virologues conseillent de maintenir la « distanciation sociale » alors que Passa Porta vise au «rapprochement social». En l’absence d’activités publiques, la maison des littératures tient à garder le contact entre auteurs et lecteurs, c'est pourquoi nous donnons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en cette période singulière.

L’écriture d’Aliénor Debrocq, autrice et journaliste, se fait remarquer dès la sortie de À voie basse, un recueil de nouvelles abordant la maternité. Elle a récemment signé Cent jours sans Lily (Onlit), largement salué par la critique.

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Les filles des bois

C’est le roucoulement des tourterelles tôt le matin
Leur chant seul
De pas de voitures de trafic de rumeur du monde
C’est le pépiement des mésanges des roitelets des rouges-gorges
En lisière
Là où le soleil rase les hautes herbes
C’est le claquement des portières, le grésillement d’une radio
Ça parle, ça parcourt
Ça déploie le ruban zébré des zones interdites
Des hautes herbes dépasse un orteil
Au pied d’un arbre se déploie la chevelure enchevêtrée
D’une femme jeune, non identifiée
Dont personne ici ne sait
Les appels à minuit sur la ligne bénévole
Zaia qui chuchote qui dit :
On meurt, on meurt
Dans l’indifférence on meurt
Sans papiers on meurt
Y en a que ça excite
De refiler ce truc

En meute vivait Zaia
En meute dans les bois
Une tente de fortune
Des passes pour manger
Y en a qui viennent masqués
Elle disait à la bénévole
D’une voix rauque, secouée :
Sont toujours aussi nombreux à venir
Se confinent pas
Y en a qui apportent de l’alcool
Qui forcent les filles à boire
Pour tuer le virus
Y en a qui en profitent
Savent qu’y a plus de macs
Plus personne pour contrôler
Aucune protection
Aucune sécurité
Juste la meute qui gratte la terre de ses ongles
Et dort et mange et chie dans les bois
Et se lave avec de l’eau en bouteille
Et n’écoute pas les mésanges les roitelets les rouges-gorges
Reste cachée sous la toile verte et bleue de la tente
La toile qui chauffe au soleil
Qui suinte sous l’averse
Trop chaud, trop froid
Toussent les filles en grappe
Clandestines

Dans la nuit trop douce, la bénévole fixe son téléphone
Qui ne sonne plus
Zaia a raccroché brusquement
Comme à chaque fois
Elle a dit qu’on lui avait pris sa fille
Qu’on l’avait emmenée
Quelque part en bord de mer
Quelle mer ?
Elle ne sait pas
Y a plusieurs mers, par ici ?

Zaia rappelle
Elle finit toujours par rappeler
Dans la nuit, après les passes
Il est trois, quatre heures du matin
La bénévole dormait
Mais aucune importance
Elle écoute, je t’écoute, elle dit
De sa chambre sous les toits
Elle regarde la ville
Elle veut maintenir la ligne
Ne pas couper, surtout ne pas couper
Le lien avec les filles du bois
Le lien au monde
Elles sont combien, à vivre là ?
Combien de corps on va retrouver ?
Allô Zaia ? T’es là ?
Ça respire à l’autre bout
Ça respire mais ça ne parle pas
Alors la bénévole se met à raconter
Dans la nuit, une histoire
Y a longtemps, longtemps,
Du temps du coton et des chants dans les champs
De l’autre côté d’un océan
Les marrons vivaient en hommes libres
Enfuis des plantations
Trouvaient refuge dans les marais, dans les bois
Le Grand Marécage Lugubre
Infesté de crocodiles, de moustiques et de serpents
Là où personne n’osait s’aventurer
Aucun maître, aucun Blanc
Mais face au marécage tu as quand même une chance
Pas face aux lois des Blancs
Alors ils ont vécu ainsi, survécu, plutôt
Génération après génération après génération
Des centaines, des milliers d’entre eux
Ont construit des maisons des villages des fortifications
Sur toutes les îles du marécage

Tu m’entends, Zaia ?
On a retrouvé plusieurs sites
Qui ça ? Qui ça on ?
Je ne sais pas, des archéologues, des chercheurs
Ils fouillent le sol, ils trouvent des objets, des traces
Quel genre d’objets ?
Des pointes de flèches, des pierres polies, tranchantes, des outils
Comme à la préhistoire
Pourquoi ils viennent pas nous chercher, nous ?
On est vivantes, nous
Pas besoin de chercher nos traces dans le sol
Oui, Zaia
Ils étaient pas malades, ceux du marécage ?
Si, sans doute
Y mouraient pas ?
Si, beaucoup mouraient.
La fièvre, les maladies
Y faisaient quoi des corps ?
Je crois qu’ils les enveloppaient puis les laissaient dériver sur un radeau
Dans le marais ?
Oui, dans le marais
Avec les crocodiles ?
Je crois
Ça bippe, tu entends, ça bippe
Non, d’ici j’entends pas
Ça veut dire que j’ai plus de crédit
Zaia ?
C’est une carte prépayée
Zaia ?
Dis, ma fille, je veux pas
Allô ?
Je veux pas qu’on la laisse aux crocodiles.


Aliénor Debrocq, juin 2020

Aliénor Debrocq
10.06.2020