Avis à la population (12) Dies irae

Véronique Bergen
28.04.2020
Texte d’auteur
Chris Blonk Sn Bbn Unb A Unsplash

Les virologues conseillent actuellement la « distanciation sociale » alors que Passa Porta via ses rencontres littéraires vise le « rapprochement social ». Passa Porta tient à maintenir le contact entre auteurs et lecteurs et c'est pourquoi, dans les semaines à venir, nous donnerons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en direct de leur bureau.

Véronique Bergen est une philosophe, romancière et poète belge. Elle donne souvent voix aux oubliés, aux muselés, et interrogeait déjà le futur de notre espèce au travers de l’histoire de chiens célèbres, sacrifiés par la folie humaine, dans Tous doivent être sauvés ou aucun (OnLit, 2019, Prix SCAM). Elle s’est laissé inspirer ce texte vibrant et colérique, aux accents écologiques, par la mort du dauphin Honey, fin mars 2020, dans un parc aquatique japonais en déshérence depuis la catastrophe de Fukushima.


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Dies irae

Humains confinés en 2020 l’année du rat
animaux de zoo de cirque de parc d’attraction de laboratoire d’élevage
piégés dans un confinement perpétuel
assassinés vivants
parmi eux
dans le monde marin
dauphins orques baleines bélugas
morts en captivité
asservis à des fins militaires
parqués dans de minuscules bassins

humains avalés en 2020 dans une tempête shakespearienne
strangulés par une logique planétaire
Narcos et Thanatos
tandis que
capturé en 2005 par des chasseurs japonais
lors de la boucherie annuelle de Taiji
le dauphin Honey est enfermé
dans le parc aquatique d’Inobusaki
à Choshi City

dies irae jours années siècles de colère

humains encagés comme Honey
Honey la delphine
perdant en 2017 son compagnon Bee
abandonnée en 2018
le parc aquatique fermant ses portes
elle agonise
durant deux ans
de solitude
soutenue par des associations
récoltant des milliers de signatures
pour son transfert dans un sanctuaire marin
combats pour Honey
en vain

humains confinés disciplinés à coups de drones
fauchés par la pandémie
tour de Babel de dépouilles calcinées
jansénisme du dollar de l’euro du yuan
astres en cendres fichés dans les bouches rebelles
tandis qu’abandonnée
Honey erre dans un dé à coudre
en rond tournant dans son aquarium
dans son camp de concentration
Inobusaki Marine Park
tombant en faillite en janvier 2018
tsunami Fukushima
symphonie de la radioactivité
la delphine
oubliée par le nouveau propriétaire
qui
dans un parc fantôme
livre à la mort
Honey
des poissons
des reptiles
quarante-six pingouins

humains emportés par Mister Corona
prince du chaos
qui sur la planète sévit

humains hurlant
qu’on ne confine pas les esprits libres les corps sauvages
clamant le fabliau
des confineurs devenus confinés

tandis que
Honey
un symbole une cause un martyr
belle dans sa bouse de vie spoliée
sacrifiée
affamée
nage en ronds carrés
dans sa solitude
dans un enclos lilliputien
dans une eau sale
la peau brûlée par le soleil
Honey souffrant de troubles de comportement
comme les humains frappés
par la nouvelle peste mondialisée
cotée en bourse
pépite rêvée du biopouvoir

Honey
recluse à vie
splendeur anthracite
intelligence sensibilité meurtries
tragédie d’une femelle cétacé
dont le sort indigne l’opinion
en vain

Honey
ne bougeant plus
attendant ses congénères
languissant après Bee
ivre de déréliction
flottant bout de bois
vivant morte
on veut sa peau
qu’elle crève en eaux troubles
comme on aura la peau des centaines de milliers d’humains

Honey
mettant fin
le 29 mars 2020
à une vie massacrée
quittant l’enfer en pleine pandémie covid-19
n’en pouvant plus
folle de douleur
morte de désolation
sœur des animaux sauvages assassinés
sur les marchés de Wuhan
Honey
âgée de vingt ans
tirant sa révérence
au pic de la farandole des cadavres

petit bout de chair
ayant tenu deux ans
pour rien
son corps sans souffle
dérivant
à l’orée du printemps
après soixante saisons d’emprisonnement
confinée à vie
quittant un monde qui divague dans l’apocalypse
rejoignant Bee son amour
retrouvant son delphineau orphelin
regagnant la mer qu’elle n’aura connue que cinq ans

Honey
emportant en sa mort
le chagrin bleu myrtille des cétacés

nageant enfin loin des hommes
électrocutés par les Moires
s’éloignant à jamais
de la folie d’un système malade
pulsé par la viralité
marié à la Faucheuse
tandis que
les sentinelles de l’ombre
préparent
un sursaut
la morsure
d’un autre présent
le visage d’un avenir
qui s’appelle Honey
qui s’appelle révolution.



Véronique Bergen, avril 2020

Véronique Bergen
28.04.2020