Journal d’été (3) Ne rien fonder sur la peur

Cathy Min Jung
20.08.2020
Texte d’auteur
Cathy Min Jung Grande Roue Bruxelles Ep3

Ces dernières semaines, deux auteurs belges nous ont donné à lire des fragments de leur journal d'été, chacun étant découpé en trois épisodes. Passa Porta leur a demandé d’écrire sur leur travail et leurs réflexions du moment, curieux de savoir comment ils laissent les événements du monde extérieur pénétrer leur monde intérieur … ou tentent de leur échapper.

Vous pouvez lire ci-dessous le troisième et dernier épisode du journal de Cathy Min Jung. Née à Séoul, elle a grandi en Belgique, dans la campagne wallonne. Comédienne et metteuse en scène, elle est l'autrice de Les bonnes intentions et de Sing My Life, et a récemment été nommée directrice du théâtre Le Rideau de Bruxelles.

L'autre diariste que vous pouvez lire sur ce site est le jeune écrivain et crititique flamand Giuseppe Minervini. Cet été, il se consacre presque entièrement à l’achèvement de son premier roman Krank, qui paraîtra aux éditions De Geus (Amsterdam).


Jeudi 30 juillet 2020

Les USA sont prêts à ramener des fragments de Mars sur Terre. Je suis partagée entre un enthousiasme débordant qui trouve ça incroyablement génial et un scepticisme narquois qui se demande : pourquoi faire ?

Vendredi 31 juillet 2020

Manifestation des forains, 33 degrés, bloquée dans ma voiture.

Sur les visages des passants, s’affirment des sourires solidaires. Me reviennent ces sensations mélangées lorsqu’enfant, face à l’immensité de la foire, ayant reçu le précieux présent de trois tours de manèges et une friandise, mon cœur oscillait entre joie et angoisse de ne pas faire les bons choix. Aujourd’hui, au passage de ces dizaines de camions rugissant de leurs sirènes et klaxons, une nostalgique mélancolie me serre la gorge.

Dispersons les manèges dans la ville, que Bruxelles toute entière devienne fête foraine.

Samedi 1 août 2020

Mon œil s’attarde sur une association de mots pour le moins surprenante. Dans la rubrique « divertissement », le titre suivant : « John Travolta, la tragédie ».

Ainsi en sommes-nous arrivés à ce degré de cynisme où les tragédies de certains font le divertissement des autres.

Est-ce qu’il s’agit du même cynisme qui nous fait tolérer de devoir choisir entre la vie d’une personne jeune et celle d’une personne âgée ?

Est-ce que c’est le même cynisme qui fait que les métiers les plus utiles sur cette Terre sont les moins bien rémunérés ?

Est-ce toujours ce même cynisme qui mène à la cruauté ?

Cynisme, résignation ou abdication.

Où est passée l’indignation ?

Dimanche 2 août 2020

La capsule SpaceX quitte la station internationale pour revenir sur la Terre. Je me souviens avoir suivi le décollage avec une attention toute particulière. Je me souviens m’être prise à rêver de monter un jour dans une navette spatiale touristique et, une fois dans ma vie, voir la Terre depuis l’espace, je me souviens m’être dit que je n’en aurais probablement pas l’occasion mais que mon fils, oui, je me souviens que j’en ai ressenti un petit pincement au cœur. Je me souviens m’être demandé si tout cela était bien nécessaire, je me souviens avoir pensé au futur et m’être demandé si vraiment l’humain serait un jour chassé de la Terre par sa propre inconséquence et si vraiment il pourrait trouver refuge sur une autre planète. Je me souviens m’être dit que si aujourd’hui, en 2020, des hommes, des femmes et des enfants ne pouvaient trouver refuge dans aucun coin de la planète, je ne vois pas comment ils pourraient trouver refuge sur une autre planète. Je me souviens que tout ça m’a, au final, rendue très triste.

Lundi 3 août 2020

Prendre de la hauteur

Mardi 4 août 2020

19h30, Beyrouth, Liban. Je n’ai pas de mots. Je ne comprends pas. Pauvre Liban.

Partout les mêmes images, les mêmes commentaires, les mêmes analyses.

Qui hurlera la vérité ?

Mercredi 5 août 2020

Encore sous le choc.

Combien d’explosions comme celles-là tolèrerons-nous encore avant de mettre fin aux mensonges ? Combien de victimes l’humanité devra-t-elle encore compter avant de cesser sa course effrénée vers la mort ? Combien ?

Le peuple libanais s’est relevé de tant de malheurs déjà.

Habité d’une colère trop longtemps contenue, le peuple libanais se relève aujourd’hui, malgré la fatigue, malgré l’usure, malgré la désolation.

De quelle explosion avons-nous besoin pour non pas nous relever mais nous lever ?

Attendrons-nous celle qui nous anéantira définitivement ?

Jeudi 6 août 2020

Chaleur et corona, mélange détonant de l’été 2020.

Me vient le souvenir des tragédies grecques. Bruxelles me fait penser à Thèbes, à Argos.

Bruxelles, ville tragique du 21e siècle. Tous les ingrédients sont réunis.

Quels éléments, quels dieux avons-nous irrités ?

Quels éléments, quels dieux devons-nous apaiser ?

Vendredi 7 août 2020

Je tombe sur cette intervention de François Ruffin à propos de l’allongement du congé parental en cas de décès d’un enfant de 5 à 12 jours. Le cynisme de la ministre du travail qui répond « ce n’est pas possible, parce que ça va pénaliser l’entreprise ».

Cynisme encore et toujours.

Dimanche 9 août 2020

Et voilà que nous ne pouvons plus circuler librement en Belgique. Non que je mourais d’envie d’aller à la côte belge ce week-end, mais tout à coup, que l’on m’interdise d’y aller, éveille en moi un sentiment d’injustice, une envie de révolte. Serait-ce un avant-goût de ce que seront les migrations climatiques ?

Et si nous allions tous à Knokke avec un frigobox ? Par centaines, par milliers, des frigobox de toutes les couleurs envahissant les rues et les plages de cette très très chic station balnéaire. J’imagine le tableau et le fou rire me prend.

Mardi 11 août 2020

Premier rendez-vous avec une porteuse de projet en tant que directrice.

J’ai un peu le trac.

Je me plonge dans mes souvenirs de porteuse de projet. Qu’est-ce que j’attendais d’un directeur ou d’une directrice, qu’est ce qui faisait d’un rendez-vous, un bon rendez-vous ?

Au-delà de la possible collaboration, qu’est-ce qui me donnait l’impression de n’avoir pas remué l’air en vain ? Sans doute la curiosité de mon interlocuteur-trice. Sans doute aussi cette part de moi-même qui refusait de se trahir. Curiosité, intégrité, il me semble que c’est un bonne base, et ce, quel que soit le côté du bureau où l’on s’assoit.

Mercredi 12 août 2020

« Ce poste, c’est un sacerdoce. Pour la plupart, tu ne seras plus que la fonction ». Voilà que le ton est clair. Peut-être. Sans doute. Comment préserver une part de liberté de parole et d’action pour soi-même ?

Tout doit-il toujours être réduit à une assignation ? Ne peut-on envisager les êtres et les choses à la fois dans leur singularité et leur globalité ?

Vendredi 14 août 2020

Départ à la côte

S’aérer

Nouveau stress

Pourvu que tout se passe bien

Pourvu que…

Au diable les pourvu et vive les dépourvus

Au diable les longueurs d’avance, au diable l’anticipation

Je voudrais vivre la minute présente, minute après minute

Comme une nouvelle née qui apprend à marcher

Un pied devant l’autre

En temps de crise, c’est ma devise : un pied devant l’autre

Elle ne m’a jamais paru aussi salutaire.

Samedi 15 août 2020

Construire avec en ligne de mire le désir et les rêves, ne rien fonder sur la peur.

Dimanche 16 août 2020

Londres, 22h21, pluie. King’s Cross Station. Le chauffeur qui est chargé de me conduire à l’hôtel m’envoie sa localisation précise via WhatsApp, je n’ai plus qu’à suivre des yeux le petit point bleu sur l’écran de mon smartphone pour être bien sûre que je prends la bonne direction. J’entends: « Are you looking for Simon ? ». On dirait le titre d’un film.

Ce soir je suis dans un film qui a commencé le 12 mars avec l’annonce du lockdown.

Tournage arrêté, pièce suspendue, création en attente. Et la Terre qui continue de tourner.

« Yes, I’m looking for Simon. Are you Simon?”.

Ce soir, le film continue, je dois me mettre en quarantaine, me faire tester, remplir toute une série de formulaires avant de pouvoir finir enfin ce tournage qui s’est arrêté en mars.

Lundi 17 août 2020

Je vais habiter un manoir anglais, pendant quinze jours, hors du monde, hors du temps.

Je vais vivre une histoire qui n’est pas la mienne, celle de la mère d’un tueur en série, Charles Sobhraj. Nous faisons un métier formidable, nous pouvons « jouer à », plus que quiconque, nous pouvons expérimenter d’autres vies, d’autres possibles.

Mardi 18 août 2020

Mon test au Covid est négatif, je suis donc autorisée à entrer sur le set pour les essayages costumes et maquillages.

Est-ce que cela deviendra désormais l’usage? Notre normalité ?

La méfiance comme réflexe de survie.

La méfiance comme habitude sociale.


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Photo: Cathy Min Jung, Vue de la grande roue à Bruxelles, été 2020

Cathy Min Jung
20.08.2020