lisez-vous le belge ? - l'oreille cassée

myriam leroy
07.12.2021
Texte d’auteur
Anne nygard oreillecassee

Pour Stories & Juke-box, soirée placée sous la houlette d’Isabelle Wéry pour Passa Porta et le Théâtre 140, les autrices et auteur Myriam Leroy, Lize Spit, Cécile Hupin et Fiston Mwanza nous ont offert des textes inédits sur des playlists de leur choix. Thème imposé ? Corps et musique. Voici le texte de Myriam Leroy en relecture - silencieuse ou sur le rythme qu’il nous plaira.

L'oreille cassée

C'était arrivé sans prévenir, sans s'annoncer. Ça lui était tombé dessus comme sur d'autres un AVC. Jeanne avait tout prévu sauf ça, cette drôle de maladie, cette condition gênante dont elle était, pensait-elle, la seule à souffrir.

Jeanne s'était mise à détester la musique.

Il n'y avait pas de raison, pas d'explication, du moins ne les avait-elle pas trouvées. Les médecins qu'elle avait consultés ne lui avaient décelé aucune infirmité.

Quelques psychiatres avaient voulu lui faire dire qu'elle avait vécu une expérience malheureuse liée à la musique, mais si !, qu'elle fasse donc l'effort de se souvenir, n'avait-elle pas subi une pétarade d'enceintes lors d'un concert, une agression sur fond de tchic boum ou encore une collision avec l'autoradio à plein volume, mais si, si !, mais non, non, rien de tout ça, Jeanne aimait la musique, l'avait toujours aimée, jusqu'à ce qu'elle ne l'aime plus.

Elle n'émouvait pas grand-monde avec son affection, personne ne la plaignait vraiment, si elle n'aimait plus la musique, tant pis pour elle, nul n'était obligé, il suffisait d'éteindre la télé à l'heure des crochets, il n'y avait qu'à refuser les invitations à danser, ce n'était pas très compliqué. Il régnait dans le monde tant de malheurs et tant de souffrances, il y avait la famine, les épidémies, les tremblements de Terre, les deuils, il y avait la méchanceté et la haine. Et puis à l'autre bout du spectre, très loin, à l'opposé, il y avait ce genre de petit désagrément, qu'on n'oserait pas qualifier de caillou dans la chaussure ; ne plus aimer la musique, c'était un peu comme avoir les cheveux fins ou ne pas digérer les champignons, c'était embêtant en de très rares occasions, n'est-ce pas. (Non ?)

Eh bien non.

Car de la musique, il y en avait partout, tout le temps. Nous étions cernés, submergés, ensevelis, dévorés, harcelés de musique.

Dès 16h, les cafés montaient le son et il fallait hurler entre les percussions.

On ne pouvait plus acheter une courgette ou essayer un chemisier sans être noyés de flaques de synthé. On ne pouvait plus prendre un taxi, attendre un métro, on ne pouvait plus rien sans être persécutés de mélodies diverses et variées.

Même à la laverie automatique ils avaient installé un haut-parleur qui crachait des scies, du classique, les grands maîtres, la Lettre à Élise, La Marche Turque, et La Truite. L'idée devant être d'adoucir l'heure à attendre, sur un banc de fer, que la 9 se libère puis qu'elle tourne, que le séchoir sèche, l’heure à endurer les étudiants venus en grappe nettoyer leurs housses de couette.

Au restaurant, quand on poussait le volume, Jeanne payait et elle rentrait.

Pas de vie sociale sans musique, pas de musique sans vie sociale : alors Jeanne, peu à peu, s'était recluse. Et ses amis n'avaient pas longtemps tenté de la retenir.

Parce qu'il fallait aimer la musique. C'était important.

Celui ou celle qui n'aimait pas la musique était considéré comme un psychopathe, car la musique était le langage des âmes. Jeanne n'était-elle donc point pourvue d'âme ? À vrai dire, certains le pensaient. Il y avait une drôle de fixité dans son regard, comme si derrière se cachait une machine et non une femme.

Musique ou pas musique, on trouvait Jeanne bizarre. À contretemps, voilà, c'est ça.

Elle n’était pas calée sur le tempo des autres.

Ainsi, elle ne s'émouvait pas devant le spectacle des retrouvailles de vieillards séparés par la guerre (alors que même la présentatrice du JT, si sérieuse d'ordinaire, s'était tamponné les yeux), elle s'ennuyait aux messes d'enterrement et en plus !, elle n'écoutait pas de musique.

C'était suspect, ça cachait de toute évidence quelque chose de grave, de terrible, des penchants malveillants, ça disait la pauvreté de sa vie intérieure. On n'avait pas envie de s'acoquiner avec ce genre de psychopathe.

Car il fallait aimer la musique, mais en plus l'adorer, en faire une de ses raisons d'exister, il fallait posséder des abonnements à toutes sortes de robinets, avoir des disques et l'appareillage idoine pour les jouer, il fallait se pâmer devant les sillons noirs des vinyles et se moquer des CD.

Il y avait toute une série de cases à cocher concernant la musique, pour être bien considéré.

On avait le devoir de l’aimer, certes, mais pas n'importe comment. Il était hors de question de dire qu'on écoutait de la variété, ou alors au deuxième degré.

On devait taire son appétit pour ce qu'on appelait « les chanteurs à minettes », car rien n’était plus infamant qu’un statut de minette, cette jeune femelle gouvernée par son cœur de beurre. Dans la vie que menait Jeanne, on ne pouvait pas apprécier les premiers du top 50, on était entraîné à dénigrer ce qui passait dans les haut-parleurs des instituts de beauté ; il y avait des marqueurs sociaux qui pouvaient vous reléguer à la marge en un claquement de doigts.

Aimer la mauvaise musique, c'était comme avoir un pantalon qui tirebouchonnait sur les chaussures : ça pouvait passer pour un détail sauf que ceux qui avaient décrété que c'était capital avaient le pouvoir de vous excommunier.

Jeanne avait ainsi subi, il y a quelques années, une campagne de moqueries humiliantes sur les réseaux sociaux, de la part d'un collègue, parce qu'elle avait dit, en réunion, n'avoir rien contre Jean-Jacques Goldman. Sous un des posts de Serge, les commentaires narquois s'étaient d'abord succédé sans débordement, et avaient fini par se teinter d'une haine qu’aurait peut-être méritée un authentique bourreau d'enfants. Jeanne était une vraie conne, qui n'avait rien compris, une idiote, inculte, dont le QI devait avoisiner, dans le meilleur des cas, celui de l’oursin, Jeanne faisait pitié, franchement, Serge avait bien du courage de se la coltiner.

Peut-être y avait-il de cela, aussi, dans la récente aversion de Jeanne pour la musique : un refus à présent de jouer ce jeu où le mépris de classe le disputait au sexisme, tout cela autour de notes de do à si et des manières de les agencer en clé de fa et de sol.

Peut-être en avait-elle simplement soupé, au fond, de toutes ces simagrées.

Sans doute que ce qu'elle exprimait avec son repli, c'était, plus que de la musique, un dégoût des gens.

Jeanne était devenue, dans un même mouvement, misanthrope et misophone.

Elle avait supporté les gens laids, malpolis, les gens sales... mais à cause des gens bruyants, elle ne pouvait désormais plus souffrir personne.

Il y avait des langues plus tonitruantes que d'autres. Des accents aussi.

Ainsi Jeanne avait-elle développé une forme de racisme envers les Parisiens à l'étranger, les Hollandais en famille et certains Italiens. Contre ceux qui parlaient sur une fréquence abrasive.

Elle pestait contre les voitures aux moteurs modifiés, les motards, les politiciens ayant autorisé le survol de la ville, les chiens de petite race, les riverains qui plaçaient un appareil à ultrasons sur leur façade pour refouler animaux et jeunes gens, et bien sûr, elle avait en horreur les enfants.

Leurs bruits venaient l'agresser jusque dans sa plus intime intimité, celle qu'elle n'offrait à personne.

D'ailleurs, quand parfois il lui arrivait de faire l'amour, il était inutile d'espérer passer la nuit à ses côtés une fois l'affaire pliée : Jeanne se rhabillait. Ce n'était pas l'éventuel ronflement du partenaire qui l'empêchait de dormir, c'était déjà sa respiration.

Ou l'idée de sa respiration. L'idée d'autrui en réalité.

Alors Jeanne vivait désormais les oreilles bouchonnées de mousse marbrée, orange et jaune, de marque Chut, un rempart contre 35 décibels, la protection la plus hermétique qui existe. Les seuls sons qui lui parvenaient alors étaient ceux de son organisme, le cœur qui pompait le sang et cognait les côtes, la pulsation des fluides, les bulles dans l'intestin et leur envol désordonné, ses muscles rouillés qui grinçaient.

Son corps hurlait, c'était marrant comme avant ça, elle ne l'avait jamais remarqué.

Il faisait boum tchac fizzzz, boum tchac fizzzz.

Ses angoisses bourdonnaient comme un moteur. De temps en temps elles aboyaient, rottweiler à gauche, rottweiler à droite et au milieu, un caniche qui geignait dans des élans pointus.

Il y avait une rage électrique dans cette tension sans refrain.

Jeanne se trompait : ce n'était pas qu'elle haïssait la musique, c'était que celle qu’elle se jouait à l'intérieur prenait toute la place et qu'avec les notes des autres, elle ne s'entendait plus chanter.

Myriam Leroy est autrice, metteuse en scène et journaliste bruxelloise. Son premier roman, Ariane est finaliste du prix Goncourt du premier roman. Les yeux rouges, son dernier roman est remarqué par le jury du Prix Médicis.

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myriam leroy
07.12.2021