PLASTIC MAN

Sanneke van Hassel
05.03.2020
Texte d’auteur
Plastic Man 1

Pour Court, notre soirée annuelle autour de la nouvelle, l’autrice néerlandaise Sanneke van Hassel a lu Plastic Man, un texte de son recueil Nederzettingen (« Colonies »), paru aux éditions De Bezige Bij (Amsterdam, 2019). Nous vous en proposons la traduction française par Judith Hoorens.

Au rond-point, je rentre dans le bois et je tourne le dos à la ville. D’abord le long de la fontaine à la salamandre, avec son bassin aux rainures en terre cuite rouge dans lequel parfois je me lave ou je nettoie mes vêtements, puis par la petite allée des Faisans entre les arbres.

Je suis le moins longtemps possible dans la lumière. J’aime me hâter vers l’obscurité, je me déplace entre de vieux hêtres, hauts sur leurs troncs majestueux, leurs couronnes éloignant la lumière.

Les troncs des hêtres sont lisses. Tout le contraire des saules, avec leurs écorces et leurs cavités cassantes. Dans les saules, on peut cacher beaucoup de choses. Un hêtre laisse tout glisser sur lui.

La soirée est d’une chaleur lourde. L’air boueux me pend au nez. C’est une odeur que j’aime, de feuilles, de bestioles, d’humus. Au-dessus du sentier flotte un nuage de mouchettes. Je les disperse et je compte dix-sept pas à partir du banc. Au petit poteau, je quitte le sentier, je m’oriente à travers des couches de feuilles, à travers le fossé, le long d’un buisson de sureaux dont la floraison touche à sa fin. Ils donneront bientôt des baies noires que je mets dans ma bouche, acides, mais avec un peu de sucre en sachet, ça passe. On en trouve plein sur les terrasses vides, des sachets de sucre. Je les pique dans les soucoupes avant que le personnel ne me voie.

Mes affaires se trouvent près du frêne tombé, cachées sous son épais tronc. Les frênes ne sont pas solides. Je balaie les feuilles mortes. Les cloportes s’enfuient. Douce odeur de moisi. Je tire sur un bout de plastique, et je fais sortir un paquet plat de l’interstice sous le tronc. C’est ma maison pliée.

Du sentier, un cri retentit. Quelqu’un m’a-t-il vu ? Je me retourne rapidement. Un père hisse sa bambine sur ses épaules. À ses côtés, un jeune garçon tire une trottinette derrière lui, il n’attend que l’asphalte pour foncer à travers tout. Je choisis la terre pour m’y enfoncer.

Leurs voix résonnent entre les troncs des vieux hêtres. Le père tient sa bambine de travers, fait semblant de la laisser tomber, puis la relève. Elle est assise sur ses épaules telle une duchesse. Elle rit aux éclats. Je reste caché derrière le buisson de sureaux. Ils vont bientôt retrouver leurs maisons pour dormir à côté de leurs veilleuses. Les enfants ont souvent peur lorsqu’ils me voient.

En été, je me couche tard. Ce que je préfère, c’est attendre qu’il fasse noir, puis pénétrer plus loin dans le bois. Je veux échapper le plus possible aux activités nocturnes qui se déroulent ici. Aux étudiants qui nagent ivres la nuit dans le lac. Aux hommes qui cherchent d’autres hommes. Au trafic.

Quand il fait mauvais, je marche le long du lac. Quand il fait beau, comme aujourd’hui, je cherche les sentiers et les petites allées calmes. Je serre le paquet de plastique sous mon bras. Il y a un dépôt vert dessus, je deviens de plus en plus bois, je le suis devenu. Les vagabonds sentent la mousse. Cela n’a rien de sale, la mousse moelleuse qui adoucit beaucoup.

Il ne fera noir que dans une heure ou deux. Je déplie les bâches et les passe sur mes épaules. Traversant un sentier cavalier, je m’enfonce plus loin dans le bois. Je crains les amateurs de barbecue, les buveurs nocturnes, les couples qui font l’amour sur les bancs. Qui peuvent me trahir. Ou les chiens, les grands chiens aux museaux mouillés et aux dents tranchantes qui savent me trouver.

Un jour, un homme est venu, il m’a demandé ce que je faisais là. Un jour, un homme est venu, il a demandé si je n’avais pas de maison. Un jour, un homme est venu, il m’a dit de dégager. Un jour, un homme est venu, il trouvait que je n’avais rien à faire là. Un jour, un homme est venu, il voulait bien m’aider. Un jour, un homme est venu, il m’a lancé une pierre. Un jour, un homme est venu avec un chien qui m’a mordu. Un jour, un homme est venu, il a uriné contre un arbre près de l’endroit où je dormais. L’air âcre a pénétré dans mes narines.

C’était une femme, celle qui a appelé la police. Cette nuit-là, j’ai dormi à l’intérieur.

L’hiver dernier, un cadavre flottait dans le fossé derrière le parc aux cerfs. Je l’ai vu flotter. Avec son visage vers le bas. C’était un homme dans une veste beige. La veste était un ballon. Ses mains, grises et gonflées. Ses cheveux dispersés autour de sa tête. Je l’ai poussé vers le sentier avec un bâton. Le garde forestier sait qui je suis. Je vais chercher les nichoirs cassés sur les troncs. Quand il n’est pas là, je mets des animaux morts près de sa cabane. Les arbres tombés, je les marque d’un ruban orange.

Quand il gèle, je dors à l’Armée du Salut. Quand je n’ai vraiment pas le choix. Parfois, j’y mange un repas chaud. Toujours du chou-fleur, comme s’il n’existait pas d’autre légume. S’ils veulent parler, je me tais.

La nuit tombe, des oiseaux chantent encore, haut dans les arbres. Je sais que les oiseaux sont des dinosaures. Ils ont survécu à la Grande Catastrophe, à la fin du Crétacé. Pour survivre, les oiseaux ont dû devenir plus petits. Je m’imagine grimper dans les branches, déplier mes bâches, plus haut. Je ne suis pas un oiseau. Ma tête est beaucoup trop grande.

Parfois, je veux quitter la ville et aller habiter dans un bois plus grand, la Forêt-Noire en Allemagne, ou en Espagne, entre les chênes verts. Si loin des gens, j’ai peur de ne pas pouvoir vivre. Je rêve de coussins de mousse, mais je mange dans les poubelles.

Les jours chauds, le bois sent la viande rôtie et le feu de charbon. Je fais les poubelles, une par une. Je sais lesquelles ont le plus à offrir. Les jours chauds, elles débordent, des cornes d’abondance.

Plus tard, une fois tous les chiens couchés dans leurs paniers, une fois tous les touristes nocturnes, tous les hommes qui cherchent d’autres hommes rassemblés dans leurs endroits secrets. Plus tard, une fois tout le monde parti, je m’assieds sur une passerelle au lac. Et je regarde la ville. Elle émet tant de lumière qu’il n’y a jamais d’étoiles ici. Un jour, j’irai là où il y a des étoiles.


Traduit du néerlandais par Judith Hoorens
Sanneke van Hassel
05.03.2020