Rendre justice à une émotion de lecteur face à deux romans majeurs

Serge Chauvin
03.09.2018
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Colson Whitehead et Richard Powers, les deux écrivains du Festival America Brussels ont, vers le français, le même traducteur, Serge Chauvin. Celui-ci revient pour nous sur cette double expérience.

Traduire successivement Underground Railroad et L'Arbre-Monde aura été une double aventure moins dissemblable que complémentaire : accompagner dans son renouvellement un auteur que j'ai le privilège de suivre de longue date, puis habiter pour la première fois l’œuvre d'un autre non moins admiré. M'abandonner à la fièvre du premier, à la patience du second, également vibrantes. Et d'abord rendre justice à une émotion de lecteur face à deux romans majeurs : deux cris, réquisitoire et plaidoyer, qui affirment une conscience historique et morale et revendiquent face à l'injustice du monde la liberté et la beauté, offrant en rédemption l'incandescence de l'écriture.

Un langage décapé

New-Yorkais né en 1969, Colson Whitehead s'est imposé comme un observateur satirique et acéré de la société contemporaine (celle du néocapitalisme mondialisé), opposant à ses langues de bois officielles ou publicitaires (Apex ou le cache-blessure) un langage décapé, régénéré par des néologismes et des métaphores échevelées.

Attentif à la culture populaire, il n'hésite pas à recourir aux figures du roman de genre, comme dans Zone 1 qui décrit un monde post-apocalyptique ravagé par les zombies. S'il récuse l'étiquette d'écrivain afro-américain, le refoulé de l'esclavage et de la condition des Noirs américains ne cesse d'affleurer, dans Apex comme dans Ballades pour John Henry.

Dès son premier roman L'Intuitionniste, l'apparence d'un roman « rétro-futuriste » dissimulait une évocation diffractée de la lutte pour les droits civiques. Réciproquement, Underground Railroad, couronné par les plus grands prix littéraires américains, part d'une recréation hyperréaliste et cauchemardesque des plantations du Sud esclavagiste pour basculer dans la dystopie et l'uchronie : l'image du « chemin de fer souterrain » (désignant métaphoriquement les réseaux clandestins d'exfiltration d'esclaves) est prise au pied de la lettre, et dès lors les anachronismes délibérés se multiplient...

L’illusion d’une société post-raciale

Car l'Amérique traversée par Cora, l'esclave en fuite, et où la guerre de Sécession n'a pas eu lieu, présente dans la diversité de ses États les multiples facettes qu'a pu prendre le racisme institutionnalisé, qu'il soit colonial, esclavagiste ou totalitaire, mû par l'idéologie ou par l'économie : eugénisme, exclusion, déportation, extermination... Autant dire qu'il s'agit moins d'un roman historique que d'une déconstruction des mythologies nationales, et d'une réflexion politique brûlante sur notre temps et l'illusion d'une société post-raciale.

Aux diverses formes de brutalité destructrice, à la fragilité de toute communauté, l’héroïne ne peut faire face que par une vigilance solitaire et un mouvement perpétuel, pour son salut individuel comme pour réaffirmer son humanité – tant la violence raciste déshumanise et instrumentalise, menaçant de réduire tout rapport humain à un rapport de forces ou d'intérêt. Et de même que Cora doit s'endurcir non seulement contre cette violence mais contre le deuil, Whitehead refuse le pathos pour mieux faire ressortir en creux l'horreur qu'il dénonce. L'élan implacable qui porte le roman n'est pas seulement celui du suspense fiévreux construit par un maître conteur ; il est affaire d'éthique littéraire, celle d'un moraliste lucide.

Une réflexion environnementale incarnée

Le roman de Powers dessine une arborescence humaine où les trajectoires distinctes mais également poignantes de personnages dissemblables forment peu à peu un réseau non de branches mais de racines convergeant vers un tronc narratif unique : la cause des arbres – espèce menacée, berceau mais aussi modèle de l'humanité jusque dans ses inventions technologiques – qui se révèle cause commune. Une intrigue haletante mettant en scène des « éco-terroristes » nourrit une réflexion environnementale profondément incarnée, contribuant à définir un nouvel humanisme fondé sur le respect et la compréhension du vivant. Et la réflexion sur l' « intelligence des arbres », quasi individualisés, renvoie directement à l'humanité : car les destins des protagonistes sont également déchirants et universels dans leur expérience de l'amour, de la perte ou de l'idéal. Rarement a-t-on vu Powers aussi lyrique. Et l'écoulement du temps inscrit dans les anneaux des troncs ne fait qu'exacerber l'intensité de ce que les humains vivent dans leur trop bref présent. Ce dont parle ce livre, c'est de nous et de nos vies.

Un train, un arbre. Deux réseaux, deux odyssées. Traduire ces deux romans a été un honneur et un bonheur. Une traversée exigeante mais portée par le souffle de la langue autant que par une identification empathique aux personnages. Pour Underground Railroad, s'il s'agissait de se blinder comme Cora contre les atrocités décrites, la puissance narrative de Whitehead communiquait le même élan libérateur nourri de rage contenue. Quant à L'Arbre-Monde, il offrait telle une forêt la promesse d'une utopie. À l'image de l'arbre, la grandeur organique de l'ensemble y était bâtie sur le miracle de chaque détail décrit avec un étonnement neuf, le regard du poète : le miracle de la vie – naturelle et humaine. J'ai rarement été aussi ému de traduire, soucieux de rendre la beauté non seulement d'une écriture mais d'une expérience. Osons le mot : une expérience amoureuse. Grâces leur soient rendues.

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Serge Chauvin
03.09.2018