Un lauréat pour la Bourse Jacques De Decker – Ode à la curiosité

ysaline parisis
01.12.2021
actualités
02 Passa Porta Bourse Jacques De Decker Groupe C Lessire

Tout commence en 2018, au pied des deux tours d’habitations sociales qui giflent l’horizon de Beekkant, à l’ouest de Bruxelles. Quelques jeunes de la maison de quartier, ou PCS (pour « Projets de Cohésion Sociale ») parlent à leur assistante sociale de référence de leur désir de s’essayer au(x) son(s).

Animateur d’ateliers d’initiation à la radio, Thibault Coeckelberghs est contacté. Au fil des ateliers, les jeunes se rangent rapidement sur un projet de podcast, par et pour les habitants du quartier. Enregistrement de voix off, prise de sons chez les voisins, dans l’ascenseur (régulièrement en panne), auprès du concierge ou lors de débats entre les jeunes eux-mêmes : « A l’Ouest », le bien-nommé, prend forme. Et immerge dans la réalité de ce que signifie vivre là.

« Un podcast, ça se construit avec des matières différentes : textes écrits, gens rencontrés, témoignages intimes. J’ai aussi amené des livres qui faisaient écho à ce que les jeunes étaient en train de vivre : des textes de Prévert, Anne Dufourmantelle. L’idée était d’ouvrir le champ.
Thibault Coeckelberghs

Le résultat de cette première saison s’intitule « Vivre à Beekkant », soit huit épisodes ultra vivants de 9 minutes qui explorent avec fougue le quotidien dans ces logements trop exigus et souvent abandonnés à la décrépitude à travers les thématiques de l’amour, de la solitude ou de la mort. « C’est l’épisode sur la mort que je garderais entre tous : c’est l’épisode dont je suis la plus fière. C’est un sujet sensible, et même si on entend bien qu’on n’est pas d’accord, on entend aussi qu’on y apprend à s’écouter enfin », explique Ibtissam, 17 ans. Dès le premier épisode, on peut y entendre le talentueux Udeyfa offrir un slam mélancolique à son quartier : « Nous qui habitons vos ruines, nous sommes invisibles. »

Invisibles

Udeyfa ne pense pas si bien dire. Quelques mois après que la première saison d’ « A l’Ouest » est bouclée, la Région bruxelloise décide de fermer le PCS. Unilatéralement. Les jeunes sont mis dehors. C’est l’entame d’un combat qui sera le corps de la deuxième saison. « Il a vite été clair que c’était à la radio que notre colère allait s’exprimer. On a pris les enregistreurs pour entrer dans une lutte et tenter de sauver ce qu’il y avait à sauver. » Les jeunes ont beau frapper à de nombreuses portes, exprimer leur incompréhension, leur rage ; le PCS ne rouvrira pas. Triste conclusion d’une deuxième saison en colère. Et peut-être du projet lui-même ? Plus de lieu, plus de mercredis partagés : le groupe se délite peu à peu. C’est le moment que choisit Thibault Coeckelberghs pour candidater auprès de Passa Porta à la première « Bourse Jacques De Decker – Ode à la curiosité ». Une bourse créée en hommage au critique et ancien président de la Maison des littératures, destinée à soutenir un projet émergent créant des ponts entre les cultures et la littérature au sens large. Le but avoué de Thibault en y postulant ? Prolonger l’expérience.

« On aime être ensemble. Dans le respect de la parole de chacune et chacun. Donner une image positive de ce qu’on peut faire dans ces logements si on le veut.

Authenticité et chaleur

Composé des écrivain.e.s Aliénor Debrocq, Grażyna Plebanek et Koen Peeters ainsi que de deux représentantes de Passa Porta, le jury de la Bourse plébiscite le projet. Les échanges linguistiques qu’il prévoit, la présence de nouvelles voix trop peu représentées dans le champ culturel ainsi que la multiplicité des formats visés (reportages, témoignages intimes, lectures et slam) et l’aspect participatif du projet emportent la mise. Koen Peeters, juré :

« La littérature, ce n’est pas que des mots sur du papier : on peut faire une littérature orale, à plusieurs voix et spontanée mais qui ne perde pas pour autant ses ambitions. En ce sens, le podcast « A l’ouest » nous a semblé être un projet plein d’authenticité et de chaleur. On peut y sentir le souffle des habitants d’un quartier, et peut-être même l'esprit de Jacques De Decker, parce que c’est un projet qui poursuit cette conviction profonde qu'il avait : la littérature peut jeter des ponts entre les gens et les langues. »

« La Bourse nous redonne de l’énergie », sourit Thibault. A quoi emploieront-ils les 5000 euros de sa dotation ? Le mercredi de la réception officielle du prix, le 10 novembre dernier, les jeunes ont fait le déplacement à la rue Dansaert. « C’est grave beau, ici ! » Entre deux séances de pose photo sur la terrasse des bureaux de Passa Porta, ils s’expriment sur le fait qu’ils aimeraient « apprendre des choses nouvelles. » C’est bien là que Passa Porta se propose d’entrer en jeu en tant que maison des littératures. Adrienne Nizet est la co-directrice de l’asbl :

« Passa Porta est sans cesse à la recherche de nouvelles façons de présenter et faire découvrir la littérature au plus grand nombre, et le projet "A l'Ouest" y contribue de plusieurs façons. Au-delà du résultat (le podcast), le processus sera très instructif. En sortant de nos sentiers battus, nous perpétuons la curiosité sans limite de Jacques. »

Découverte de textes, d’auteur.ice.s, ateliers d’écriture et de slam pourraient venir nourrir le canevas de cette troisième saison attendue. Ce, qu’elle prenne racine à Beekkant, ou -justement- ailleurs. « Franchement, on est un peu fatigués de parler du quartier. Alors on s’est dit : « On s’casse ! Pas pour le paradis, mais pour un même enfer. » Les jeunes se verraient bien, en l’occurrence, mettre les voiles à Perpignan, quartier Saint-Jacques. Berceau de YouTubeurs et slameurs qu’ils suivent et écoutent. Thibault Coeckelberghs : « Ils ont l’intuition que c’est un quartier en exact miroir du leur. » Bruxelles ou Perpignan, même combat des mots pour sortir des tours ? « Dans « A l’Ouest », l’espace de parole qu’on parvient à créer compte parfois davantage que le résultat, conclut l’animateur. Reste qu’on aura réellement réussi quelque chose à partir du moment où on aura contribué à une vision plus juste de ce qui se vit dans ces quartiers-là. »

photos © caroline lessire
ysaline parisis
01.12.2021