What’s in a name?

Kristien Hemmerechts
19.02.2020
Texte d’auteur
Mannoir

Spécialement pour ‘Court’, notre soirée annuelle autour de la nouvelle, l’écrivaine flamande Annelies Verbeke a demandé un texte inédit à sa collègue Kristien Hemmerechts. Nous vous en proposons la traduction française par Françoise Antoine.

C’était la poisse, de s’appeler Jeanine. Ma famille en comptait trois et toutes les trois avaient quelque chose qui n’allait pas. La première Jeanine était maintenue à distance, il ne fallait surtout pas l’imiter, elle incarnait l’exemple à ne pas suivre et cela resta le cas même après son mariage avec un diplomate. D’ailleurs, était-il vraiment diplomate ? Jeanine n’aurait pas hésité à élever un modeste huissier au rang de diplomate et le pire est qu’elle aurait sans doute cru à son propre mensonge. Mais il était bel et bien diplomate, et il alla même jusqu’à devenir ambassadeur à l’étranger, dans des pays plus ou moins lointains, mais Jeanine resta Jeanine : légère, exubérante, frivole, bourrée de projets et de promesses qui se concrétisaient rarement. Jusqu’où sa chaleur était-elle sincère ? Ne se moquait-elle pas de nous dans notre dos ? Riait-elle à nos dépens ?

Jeanine numéro deux était grosse. Elle aimait bien manger et elle mangeait beaucoup, c’est pourquoi elle était grosse et probablement bête par-dessus le marché. C’est nous qui établissions ce lien. Plus tard, elle changea l’ordre des lettres de son prénom. Jannie décrocha un diplôme universitaire. Elle se maria, eut des enfants, perdit un paquet de kilos, avait un beau travail, une belle maison et un cercle d’amis fidèles. Nous marmonnions des félicitations, mais pour nous elle restait la grosse Jeanine. C’est ce qu’elle était vraiment, le reste n’était que façade.

Jeanine numéro trois aussi tenta de composer avec son prénom, en vain, comme on allait le constater. Cette Jeanine-là se sentait supérieure à nous, alors qu’elle aurait dû savoir que c’était absurde. Peu de gens parvenaient à nous surclasser. Le plus souvent, c’étaient des gens qu’on connaissait de la télévision, c’est là que nous les voyions apparaître. De longues délibérations avaient lieu dans les fauteuils devant l’écran. Il arrivait parfois que mon père reconnaisse la supériorité de quelqu’un qui, aux yeux de ma mère, ne le méritait pas, ou inversement. En règle générale, ils étaient du même avis. Ils formaient une trinité soudée, mon père, ma mère et le téléviseur. Chaque année, le 1er janvier, leur alliance était commémorée avec le concert du Nouvel An, en direct de Vienne. Quelle fête ! Je ne sais pas si Jeanine trois le regardait aussi.


Jeanine trois ne faisait pas mystère de son sentiment de supériorité mal placé. Elle choisissait son vocabulaire avec un soin méticuleux, articulait chaque mot de façon appuyée, prenait par moments un accent snob. Elle corrigeait notre prononciation, insistait sur nos manières à table, refusait de répondre si nous oubliions de dire « s’il vous plaît ». Elle continuait de remplir notre verre si nous disions « stop » au lieu de « merci ». À n’importe quelle question ou demande de notre part, aussi banales soient-elles, elle répondait avec ironie.

Ignorez-la, disait ma mère. Le jour où elle aura aussi des enfants, elle comprendra.

Le pire que ma mère pouvait nous faire, c’était de nous laisser chez elle. Je devais dormir avec elle. Au milieu du lit, il y avait un creux, une sorte de rigole dans laquelle on roulait fatalement. Pour ne pas me retrouver contre elle, je devais me cramponner au bord du lit. Et surtout pas m’endormir.


Mon père échappait à son mépris. Elle tenait de longues conversations avec lui, ou plutôt de longs monologues. Je les revois assis à la table, elle tournant le dos à ma mère, mon père avec une intense concentration dans le regard. Nous captions des sons, mais pas de signification. Mon père non plus, nous assura-t-il. « Cela n’a ni queue ni tête », dit-il.

Pourquoi continuait-il d’écouter ? Pourquoi faisait-il semblant ?

S’il avait pitié d’elle, elle n’en avait pas moins pitié de lui. Jour après jour, il était coincé avec nous sur les bras. Nous et notre mère. Nous supposions que c’est ainsi qu’elle voyait les choses.


Son sentiment de supériorité était tel qu’elle ne trouvait pas de compagnon convenable. N’importe quel homme était jugé trop léger avant même d’avoir eu la chance d’être pesé. Si elle avait été princesse, on aurait pu battre pour elle le rappel des princes à marier. Il aurait peut-être fallu organiser un bal des débutantes, avec de nobles demoiselles et damoiseaux.

Elle finit par accepter la main d’un homme qu’elle avait repoussé plus de quinze ans auparavant. Il était trop tard pour des enfants, mais pas pour un manoir. C’est sur une habitation du genre qu’ils jetèrent leur dévolu, c’est là qu’ils allaient emménager ensemble, là qu’ils allaient vivre heureux. Le toit fuyait, les boiseries étaient pourries, toute la chaleur de l’immense poêle s’échappait en volutes par la cheminée, mais il y avait un petit parc au lieu d’un jardin, où des cerfs venaient peut-être brouter. Dans la salle de billard, il y avait un billard, dans le manteau de la cheminée était sculpté un antique blason. Le manoir disposait d’un escalier séparé pour le personnel, que Jeanine et son mari ne pouvaient pas se permettre. Les ouvriers en revanche pouvaient s’en servir, parce que des ouvriers, par contre, il en passait régulièrement. Ces derniers étaient payés en nature : un sandwich gratuit, le droit de laisser paître des moutons dans une partie du parc, le droit de pique-niquer dans le parc le dimanche et les jours fériés, le droit de faire les foins. C’est ainsi que la baronne avait régi son domaine dans le temps et que Jeanine entendait le régir également, avec l’entier soutien de son mari. Celui-ci avait l’habitude de déambuler dans le parc avec des bottes hautes, un fusil de chasse sous le bras et un chapeau de chasseur sur la tête. Parfois, il tirait sur les pommes en train de mûrir sur les branches. Elle est pourrie de toute façon, disait-il en visant. Étonnamment, il ne manquait pas souvent sa cible. Les pommes qu’il n’avait pas tirées pouvaient être cueillies par les ouvriers, et les enfants de ces derniers pouvaient venir ramasser les fruits tombés dans l’herbe haute. S’ils étaient assez rapides, il n’y avait pas encore de vers dedans.

Jeanine ne cuisinait que rarement, voire jamais. La compote de pommes sortait du bocal, la sauce tomate aussi. Elle avait peut-être de bonnes manières à table, persiflait ma mère, mais il n’y avait pas grand-chose dessus. La cheminée était grande, mais on y brûlait rarement de bois. Dieu merci, je n’ai jamais dû passer la nuit là-bas.

Il n’y avait pas d’argent pour le confort, mais c’était un château et cela le resta, même après la mort bien trop précoce du seigneur. Il est mort parmi les pommes pourries, et non, il ne s’était pas tiré dessus, ni exprès ni par accident. Son cœur avait lâché, il s’était écroulé, en toute discrétion.

Effarés, nous nous précipitâmes chez Jeanine. Elle qui avait enfin trouvé un mari, et voilà qu’il était mort ! De pieuses paroles furent prononcées. Oui, c’était un homme bon. Oui, il avait été heureux dans son manoir. Jeanine continua d’y habiter seule, mais pas complètement seule. Les « ouvriers » lui restèrent fidèles, les enfants de ces derniers grandirent, eurent eux-mêmes des enfants, qui voulurent à leur tour rencontrer la « baronne ». Y avait-il vraiment un fusil de chasse suspendu au-dessus de la cheminée ? Était-il chargé ? Pouvaient-ils le prendre en main ? Pouvaient-ils essayer de tirer dans une pomme ?

Nos visites se firent de plus en plus rares. Nos visites cessèrent.

Nous nous disions : tiens, tu as des nouvelles de Jeanine ? Ou : tu es passé chez Jeanine récemment ?

Non. Et toi ?

Non plus.

Comment va-t-elle, tu crois ?

Aucune idée.

Nous nous regardions. Nous ne disions rien.

Jamais Jeanine n’admettrait que la maison était trop grande pour elle. Qu’elle n’avait pas l’argent pour l’entretenir.


Après sa mort, nous trouvâmes plus d’une centaine d’attestations médicales. Elles étaient sur le manteau de la cheminée dans lequel étaient sculptées les armoiries. Chaque mois, un médecin des environs était passé. Il avait pris sa tension et l’avait déclarée en bonne santé. Il avait perçu ses honoraires et délivré une attestation. Elle ne les avait pas renvoyées à la mutuelle et n’avait pas été remboursée. Ce genre de mesure était pour les petites gens.

Le médecin se refusa à tout commentaire. La vie privée de sa patiente devait être respectée.

L’hôpital fut plus bavard. C’était le médecin, nous dirent-ils, qui la leur avait amenée. Lui-même ne souhaita ni infirmer ni confirmer.

Il y a un mot, dans la langue populaire, pour qualifier un médecin pareil, mais il m’échappe pour l’instant. Ce n’est pas un compliment.

Jeanine était restée trois semaines à l’hôpital sans que personne ne lui rende visite. Quelqu’un des services sociaux connaissait vaguement l’un d’entre nous et avait pris contact. Il avait laissé un message d’une voix enjouée. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter, mais peut-être pouvions-nous rendre visite à Jeanine. Ma mère prit immédiatement le téléphone. On la mit en communication et Jeanine répondit. Tout allait très bien, affirma-t-elle, c’était juste un rhume persistant. C’est qu’à son âge, ça traînait en longueur. Elle ajouta qu’il ne fallait pas lui rendre visite. Elle n’avait pas besoin de visites.

J’aurais dû aller tout de suite à l’hôpital. Je n’étais pas au pays, mais j’aurais pu revenir. Il y avait des avions, des trains. Elle n’avait personne d’autre que nous, et même nous, elle ne nous avait plus depuis longtemps. Il y avait les ouvriers et il y avait le médecin, mais eux n’étaient pas autorisés à entrer dans sa chambre de malade. Une baronne ne se montre pas aux ouvriers en pyjama ou en chemise de nuit.

Après l’appel téléphonique de ma mère, elle vécut encore quatre jours. Quatre jours que nous laissâmes passer. Elle est morte seule.

Je ne revins pas non plus pour l’enterrement. Ce n’était pas nécessaire, m’assura ma mère, Jeanine s’en fichait désormais. Les ouvriers se déplacèrent, ils serrèrent la main de mes parents et de mon frère. La jeune femme qui avait été autorisée à aider son père à tondre les moutons quand elle était petite avait conduit Jeanine tous les jeudis au supermarché. Elle l’avait aidée à transporter ses courses à l’intérieur. Jeanine vivait dans sa cuisine, dit-elle. La cuisine était la seule pièce qui était chauffée. Son père s’était occupé des moutons pendant que Jeanine était à l’hôpital. Il allait continuer à le faire aussi longtemps que nécessaire.

« La baronne a fait beaucoup pour nous. Nous sommes heureux si nous pouvons lui rendre service à notre tour. »

Elle ajouta que Jeanine allait lui manquer. Puis elle demanda si ma mère savait ce qu’il adviendrait du manoir.

Ma mère ne savait pas.


Mon frère reçut le fusil de chasse après avoir juré de ne jamais le charger ; ma mère choisit la casserole dans laquelle Jeanine avait appris à faire de la gelée de pommes ; mon père essaya le chapeau de chasse qui était resté accroché toutes ces années au portemanteau et décida qu’il lui allait bien. Je reçus la tasse, la soucoupe et l’assiette à dessert que ma grand-mère avait fait faire à la naissance de Jeanine. Toutes les trois portaient ce nom, en élégantes lettres dorées : Jeanine. Parfois, je bois dans la tasse en pensant à l’adieu qui n’a jamais eu lieu, à toutes ces occasions qu’on a laissé passer, à la malédiction qui pèse sur ce prénom et à cette grande chance, Dieu merci, que depuis lors plus personne dans ma famille n’en ait été affublé.

© Kristien Hemmerechts, Passa Porta et Françoise Antoine, 2020
Kristien Hemmerechts
19.02.2020