Bericht aan de bevolking (30) Bruxelles 2016, 2020

Sophie Divry
15.07.2020
Auteurstekst
Sebastien Le Derout Gizl Vieyi Ms Unsplash

Sinds het begin van de Belgische lockdown vanwege het coronavirus gaf Passa Porta het woord aan een dertigtal auteurs uit binnen- en buitenland. Speciaal voor ons magazine schreven zij een 'Bericht aan de bevolking' waarmee zij en Passa Porta het contact met de lezers konden bewaren. Een aantal van deze teksten werd ook gepubliceerd in Standaard der Letteren en Le Soir.

Vandaag sluiten we deze reeks af met de Franse schrijfster Sophie Divry, die we kennen van haar romans Quand le diable sortit de la salle de bain (2015) en Trois fois la fin du monde (2018), en van het essay Rouvrir le roman (2017). Zij leerde Brussel en Passa Porta bij toeval een eerste keer kennen tijdens de week van de terroristische aanslagen in Zaventem en Maalbeek, en vond de stad onlangs, vier jaar later, terug voor een schrijfresidentie na het einde van de ergste corona-lockdown.

De Nederlandse vertaling van deze tekst wordt verwacht.

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Je suis venue la première fois à Bruxelles en 2016 pour un séminaire de littérature organisé par Passa Porta. J’étais logée dans un hôtel particulièrement luxueux sur une grande avenue piétonne. C’est ainsi que cela demeure dans mon souvenir : un hôtel particulièrement luxueux, dont les photos de la chambre ont fait rire jusqu’aux organisatrices qui n’en attendaient pas tant, situé sur une grande avenue piétonne et en travaux. Le taxi qui m’avait amenée de la gare à l’hôtel m’avait rendu incompréhensible le trajet, ainsi que le rend tout trajet en voiture quand on arrive quelque part ; on se déplace si vite qu’on passe d’un îlot à un autre sans saisir ce qui relie ces isolats, et qui s’appelle la ville.

Le matin du séminaire, je suivis les indications, remonter l’avenue puis à la Bourse prendre à gauche pour me retrouver à Passa Porta. J’avoue ne plus me souvenir du nom de l’autrice anglophone et de l’auteur néerlandophone (ou l’inverse) qui faisaient partie de mon séminaire malgré la fraternité qui est tout de suite née entre nous. L’écrivain belge de notre groupe était Kenan Gorgün, et comme c’était le premier écrivain belge que je rencontrais, il fut pendant ces trois jours l’écrivain belge en soi, de même que je devais représenter pour tous l’écrivaine française en général.

C’est à Bruxelles que j’ai éprouvé pour la première fois ce bonheur de parler de mes doutes et de mes envies en matière littéraire, entre pairs, sans public.

Depuis quelques temps j’ai trouvé en France un groupe d’amis auteurs avec lequel je peux partager des discussions techniques de notre art, et cela m’apporte énormément. A l’époque, dans une pièce en étage, je ne sais plus où, une pièce dotée de plafonds hauts et du grésillement d’une ventilation, je me rappelle de l’émulation créée par ces échanges. La littérature nous unissait au-delà des langues et des nationalités, des âges, des genres, et dès le premier soir nous prenions un verre dans la cour aux briques bleues de Passa Porta, grisés par cette communion.

Le matin suivant, je pris le chemin de la rue Dansaert. Comme j’étais en avance et qu’il était assez tôt, je fis un détour. Je dis qu’il était tôt, mais je vois sur internet en tapant « attentats du 22 mars » qu’il était forcément plus de 9h15. Il devait être 9h30. La ville était silencieuse, la lumière faible. Un scène étrange m’arrêta : à une sortie de métro, sur une place presque déserte, une douzaine de personnes restaient debout, sans entrer dans le métro. Elles regardaient toutes leurs téléphones. Personne ne se parlait. Personne ne bougeait. Je me demandais pourquoi ces gens restaient statiques, ce qu’ils cherchaient si intensément sur leurs fichus smartphones. Je n’ai pas osé pas déranger et demander ce qu’il se passait.

Il est difficile de s’imaginer que quinze personnes sidérées autour d’une bouche du métro et qui cherchent fébrilement une explication à l’interruption du trafic, cela puisse signifier quelque chose de grave.

En revenant à Passa Porta, une des animatrices du séminaire m’apprit qu’un attentat avait eu lieu, « celui qu’on attendait tous ». J’étais la première du groupe à arriver dans la grande pièce avec des plafonds inhumainement hauts et avec ce grésillement devenu insupportable. J’étais bouleversée par cette violence qui nous imposait de voir de nouveau les distinctions, les origines et les croyances comme des différences infranchissables. Ceux qui n’étaient pas encore arrivés devaient rester chez eux, ou dans leur hôtel. Il était 11h peut-être, j’étais sur le pas de la porte avec les quelques fumeuses de Passa Porta. On n’osait pas faire deux pas dans la rue. Je replongeais dans la pensée du Bataclan. J’eus soudain les larmes aux yeux. Alors, celle qui était en face de moi, Adrienne ou Alyssa, je ne sais plus, en voyant ma détresse, m’a prise dans ses bras. Ça n’a duré qu’un instant mais je m’en souviens car devant l’irruption du mal, à défaut de comprendre, nous avons besoin de bras pour nous consoler.

Retour à un autre Bruxelles

La deuxième fois que je suis venue Bruxelles, c’est dans le cadre d’une résidence d’écriture. En ce mois de juin 2020, je loge rue Dansaert, j’ai une jolie chambre-bureau au-dessus de la librairie de Passa Porta. J’ai même, à côté de la cuisine partagée, une bibliothèque. Le soir je monte sur une chaise et je furète dans les rayons, les livres sont des classiques ou des romans contemporains, indifféremment en néerlandais, anglais ou français et avec gourmandise je cherche mon bonheur dans cette multitude comme je cherche les dragibus roses parmi les dragibus d’autres couleurs.

Cette fois je prends le métro ; je fais des courses ; je loue un vélo. Je prends la mesure de la ville. Je parviens à faire le lien entre les différents isolats. La grande avenue piétonne était en fait le boulevard Anspach, les travaux ne sont pas finis au niveau de la Bourse.

Je suis arrivée le 16 juin 2020, soit le lendemain de la réouverture des frontières. Dans la grande partition du déconfinement, la France a un tempo plus rapide car nous venons de rouvrir le cinéma, mais c’est la même musique. Des masques pour tous les travailleurs. Des affichettes sur les murs. La différence est qu’en Belgique, on est censés se tenir à 1,5m les uns des autres alors qu’en France la distance recommandée est d’un mètre seulement.

J’avais très envie de partir de Lyon après les deux mois passés dans mon 30m2. J’en avais vraiment marre du concept du chez-soi. Pourtant, en arrivant, je me sens perdue. Mes amis sont à Lyon et ici je suis de nouveau seule. Une résidence est justement faite pour nous permettre la liberté, la solitude, et cela passe par l’arrachement à son espace. Mais cette fois, j’ai besoin des autres et ça m’est difficile d’écrire. Alors je prends ce qu’il y a à prendre de la ville.

Bruxelles n’a pas encore son visage d’avant le confinement. J’aurais tant voulu connaître vos piscines, j’aurais adoré fréquenter vos bibliothèques. Je n’ai pas droit non plus aux théâtres, je n’ai pas droit aux concerts. Je visite les premiers musées rouverts. Je profite de toute occasion pour me socialiser.

Je deviens un peu belge pendant dix jours : j’écoute la RTBF et je tutoie des inconnus.

Le virus semble refluer alors, et la ville est pleine de terrasses et de rires. J’ai tellement envie de faire la fête, de parler, de toucher des gens. Je me promène et je bouquine. Quelque chose cependant n’est pas entièrement d’aplomb en moi comme autour de moi. La fatigue morale du confinement, un besoin que je n’arrive pas à saisir entièrement, comme une balance intérieure trop penchée, et qui cherche à se rééquilibrer.

Et un soir, alors que les serveurs de brasserie s’agitent sous leurs masques, je reconnais, au milieu de la ferveur alcoolique juvénile, la bouche de métro où se tenaient les utilisateurs de smartphones. C’était donc là il y a quatre ans. Là que j’avais vu ces rescapés, debout, mutiques. C’est le Métro Saint-Catherine. Marché aux Poissons. J’ai fait mes courses au magasin d’alimentation bio juste à côté. Et en replaçant sur la carte bruxelloise tous ces événements passés, je comprends soudain ce dont j’ai tant besoin, comme tant d’autres, après ce confinement. Différents fléaux s’abattent sur les hommes mais il faut trouver quelqu’un qui nous prenne dans ses bras.


Sophie Divry, juillet 2020

Sophie Divry
15.07.2020