Journal d'été (1) écrire, quand même

Cathy Min Jung
22.07.2020
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Dans les prochaines semaines, deux auteurs belges nous donnent à lire des fragments de leur journal d'été, chacun étant découpé en trois épisodes. Passa Porta leur a demandé d’écrire sur leur travail et leurs réflexions du moment, curieux de savoir comment ils laissent les événements du monde extérieur pénétrer leur monde intérieur … ou tentent de leur échapper.

Vous pouvez lire ci-dessous le premier épisode du journal de Cathy Min Jung. Née à Séoul, elle a grandi en Belgique, dans la campagne wallonne. Comédienne et metteuse en scène, elle est l'autrice de Les bonnes intentions et de Sing My Life, et a récemment été nommée directrice du théâtre Le Rideau de Bruxelles.

L'autre diariste que vous pourrez suivre sur ce site est le jeune écrivain et crititique flamand Giuseppe Minervini. Cet été, il se consacre presque entièrement à l’achèvement de son premier roman Krank, qui paraîtra aux éditions De Geus (Amsterdam).


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3 juillet

In extremis, j’ai accepté de rédiger une sorte de journal d’été public. Pas vraiment un journal intime purement « privé », mais une interaction entre des notes sur le monde intérieur et extérieur, le quotidien et ce qui se passe autour de nous, m’a dit Elisabeth, la charmante interlocutrice par qui la demande m’a été relayée pour Passa Porta. J’ai dit « oui » le jour de mon départ en vacances. Je regrette presque aussitôt après avoir envoyé le mail qui marque mon accord enthousiaste. Qu’est-ce qui m’a pris ? J’avais pourtant la ferme intention de me couper du monde pendant sept jours. Pas huit, ni dix, sept. Sept jours sur une année, c’était pas la mer à boire. Malgré tout, il a fallu que je trouve un prétexte pour emporter mon ordinateur et suivre l’actualité, et on ne sait jamais, quand même écrire.

La sidération du début de confinement a fait place à l’excitation et à l’impatience, à la curiosité, à l’agacement, à la colère, au désir. Je guette tous les jours les signes, les signes d’un éventuel changement post-COVID. Dix jours que ma désignation au Rideau a été rendue publique. Dix jours, et la vague de joie et de lumière qui a déferlé dans mon univers commence seulement à se retirer. Quelque chose s’est passé, quelque chose d’important, je le sais, je le sens. J’ai dans l’oreille l’écho de tous ces cris de joie sauvages qui ont été poussés. J’exulte encore, je trépigne d’impatience. Une exubérante démonstration d’euphorie ne me serait pas pardonnée. Il y a toujours, quelque part, des ombres blessées par votre joie.

Je savoure ce bonheur incandescent pudiquement, mais je suis en éveil, plus que jamais, dans l’arène du monde. Je ne veux pas me couper du monde, non, je veux canaliser ce bouillonnement intérieur qui me brûle et me consume pour qu’il devienne souffle vital, pour qu’il devienne force tranquille et constante. Je veux que mon cœur s’apaise, que chaque pulsation se fasse douce et puissante.

4 juillet

16h30, arrivée à Sonchaux. La vue depuis la terrasse du chalet est à couper le souffle. Je suis dans le ciel. Prendre une photo, la poster sur Facebook, et puis couper téléphone et ordinateur pendant six jours. Mais avant, lire les infos. Comme une dernière dose prise avant un sevrage. Une dose d’infos, comme on prendrait une dose de… De quoi au juste ? De vitamines ? Pas vraiment. D’amphétamines ? D’héroïne ? Peut-être. À la différence qu’avec une dose d’infos, on passe généralement directement d’une montée de colère à la phase descente, sans l’effet planant. D’où me vient cette mise en comparaison saugrenue ? En y réfléchissant, je me dis que je confonds dépendance aux informations et dépendance aux réseaux sociaux.

Je tombe sur ce titre :

« Ce qui s’est passé dans le monde en dehors de la crise COVID ».

Pourquoi ce titre ? Est-ce que quelqu’un a réellement cru que la terre avait arrêté de tourner pendant la crise sanitaire, vraiment ? Quelqu’un a cru que les hommes avaient cessé de se battre et que les autres maladies avaient disparu pour faire place à la COVID ? Est-ce que quelqu’un a cru que la famine avait disparu ? Que les oppressions avaient cessé ?

Je lis qu’au Japon, des pluies diluviennes ont provoqué des inondations mortelles et des glissements de terrain. Il y a toujours des migrants, bloqués en mer sur l’Ocean Viking. Oui, il y a toujours des hommes et des femmes désespérés qui n’ont pas d’autre choix que de chercher un ailleurs vivable, au péril de leur vie. Oui, des gens mangent du caviar au petit déjeuner tandis que d’autres sucent des cailloux pour leurrer leur ventre vide. Oui, notre monde est bouleversé, abîmé mais le fonctionnement des hommes n’en est pas devenu plus cohérent et équitable. Certes, des réseaux de solidarité se sont mis en place ; quand la famine touche votre cercle proche, c’est le moins que l’on puisse faire.

5 juillet

7 juillet

Pensée pour le mouvement « Black Lives Matter ». Comment sortir de la détestation ? Comment abolir l’assignation ? Comment construire ensemble ? Comment ? Comment ? Comment ?

Je lis Les Blancs, les Juifs et nous, de Houria Bouteldja. Je suis interpellée par ces mots, je les veux plus universels, j’y ajoute les miens. Pardon madame Bouteldja, mais le monde n’est pas divisé entre le blanc et le noir, le monde est multicolore, polymorphe, pluriel. Le monde n’est pas binaire.

« Mais trêve de larmes et de regrets. Le passé n'est plus. Nous sommes la somme de nos lâchetés et de nos résistances. Nous serons ce que nous aurons mérité d'être. C'est tout. Ce qui est vrai pour nous tous, Blancs ou Noirs, humains de toutes couleurs, de tous âges et de tous sexes. C'est là que se posera la question du grand NOUS. Le Nous de notre rencontre, le Nous du dépassement de la race et de son abolition, le Nous de la nouvelle identité politique que nous devrons inventer ensemble, le Nous de la majorité décoloniale. Le Nous de la diversité de nos croyances, de nos convictions et de nos identités, le Nous de leur complémentarité et de leur irréductibilité. Le Nous de cette paix que nous aurons méritée parce que payée le prix fort. Le Nous d'une politique de l'amour, qui ne sera jamais une politique du cœur. Car pour réaliser cet amour, nul besoin de s'aimer ou de s'apitoyer. Il suffira de se reconnaître et d'incarner ce moment "juste avant la haine" pour la repousser autant que faire se peut et, avec l'énergie du désespoir, conjurer le pire. Ce sera le Nous de l'amour révolutionnaire. »

Houria Bouteldja. Attention, terrain miné.

Tant pis, je maintiens la citation.

9 juillet

Enfin, une aide aux travailleurs intermittents de la culture. J’ai craqué, ça ne fait pas six jours, mais je devais savoir. Plus qu’une question de besoin matériel, c’est une question de mépris ou de respect de l’humain. C’est une question d’éthique. C’est une question de choix politique, c’est une question de choix de société.

13 juillet

Quatrième fois que le vote sur la proposition de loi visant la dépénalisation totale de l’avortement est reporté. Ce n’est pas possible, c’est d’une indécence, d’une malhonnêteté crasse. Mais c’est quoi ces types ? Rage immense, rage. Sentiment d’impuissance devant l’immensité des murs qui sont dressés.

15 juillet

Il semblerait que la deuxième vague soit à nos portes, et je dois bien l’avouer, je ressens quelque chose qui pourrait bien être de l’inquiétude.

Une phrase me revient : « Je n’ai pas peur, je n’aurai plus jamais peur ».

J’avais trois ans. Peut-on vraiment décider de ça ? Pour être honnête, je n’ai jamais cessé d’avoir peur. Peur d’être blessée, peur de ne pas avoir de toit, peur de rater ma vie, peur pour mon fils. Une vie de peur à dépasser jusqu’à l’oublier. Je déteste les réponses qui commencent par « oui, mais j’ai peur que… ». Elles ont l’odeur de la mort.

16 juillet

Ouverture du sommet européen : plan de relance, budget, subvention, prêt, taxe…

Vocabulaire financier.

Où est le vocabulaire social ?

Je lis que l’UE va emprunter aux marchés financiers. Qui dit emprunt dit endettement pour les uns, enrichissement pour les autres.

Et ça continue, encore et encore…

A suivre...

Photo: Cathy Min Jung, Sonchaux.

Cathy Min Jung
22.07.2020