Journal d'été (2) manipulation des mots

Cathy Min Jung
05.08.2020
Auteurstekst
Repascoreen Ep2

Dans les prochaines semaines, deux auteurs belges nous donnent à lire des fragments de leur journal d'été, chacun étant découpé en trois épisodes. Passa Porta leur a demandé d’écrire sur leur travail et leurs réflexions du moment, curieux de savoir comment ils laissent les événements du monde extérieur pénétrer leur monde intérieur … ou tentent de leur échapper.


Vous pouvez lire ci-dessous le deuxième épisode du journal de Cathy Min Jung. Née à Séoul, elle a grandi en Belgique, dans la campagne wallonne. Comédienne et metteuse en scène, elle est l'autrice de Les bonnes intentions et de Sing My Life, et a récemment été nommée directrice du théâtre Le Rideau de Bruxelles.

L'autre diariste que vous pourrez suivre sur ce site est le jeune écrivain et crititique flamand Giuseppe Minervini. Cet été, il se consacre presque entièrement à l’achèvement de son premier roman Krank, qui paraîtra aux éditions De Geus (Amsterdam).

Lundi 20 juillet 2020

Lettre ouverte de Child focus : Chère Belgique, nous devons parler de nos enfants…

Oui, parlons de nos enfants, il est plus que temps.

Comment allons-nous réparer l’oubli ?

Parce qu’il s’agit bien de réparer. À défaut d’avoir anticipé, accompagné, soigné, il faudra réparer. Réparer ce qui est réparable du moins.

Cher.e.s enfants, nous vous avons montré de quoi nous étions capables et surtout de quoi nous étions incapables.

Lorsque nous réaliserons notre énorme lâcheté de vous avoir laissé.e.s livré.e.s à vous-mêmes, à vos interrogations, à vos inquiétudes, à votre désœuvrement, à vos bourreaux parfois, lorsque nous reprendrons nos esprits et qu’enfin nous nous souviendrons de vous, parce que nous aurons besoin de vous, lorsque nous vous demanderons encore de rester disciplinés, de vous taire, de rentrer dans le rang, d’être compréhensif/ve.s et tolérant.e.s, de nous écouter et de faire comme on vous dit, renvoyez-nous notre arrogance et notre mépris à la gueule et faites du mieux que vous pourrez, mais surtout pas comme nous, parce que visiblement, ça ne marche pas.

Tiens, je pourrais remplacer « enfants » par une série d’autres mots, ça aurait tout autant de sens. Essayons avec précarisé.e.s par exemple : Cher.e.s précarisé.e.s, nous vous avons montré de quoi nous étions capables et surtout de quoi nous étions incapables.... Ça marche ! essayons maintenant avec, avec, oserais-je ? Allez oui : Chères …

Dingue.

Merci Monique, depuis que je t’ai vue dans cette magnifique vidéo de Carole Roussopoulos, Monique-Lip 1, je fais souvent l’exercice, c’est, il me semble, un bon début vers davantage d’intersectionnalité.

Mercredi 22 juillet 2020

Il me faut rédiger le rapport moral et financier de mon dernier spectacle « La cour des grands », interrompu en plein envol par un certain virus. Je n’avance pas. Je pourrais demander un report, mais alors, il me faudrait rédiger un dossier de demande de report.

Ce qui ne me dispenserait pas du rapport en question. J’aurais alors deux dossiers à rédiger.

D’après mes calculs, j’ai déjà rédigé pour ce projet 10 dossiers et autant de versions plus courtes, différemment orientées en fonction de l’interlocuteur. À cela s’ajoutent les multiples textes pour programmes, brochures et autres supports de communication. Je ne me plains pas non, mais…

Je vais m’épargner la rédaction d’un dossier supplémentaire, prendre sur moi et terminer ce rapport moral et financier.

Tant de littérature. C’est ça la vie d’autrice ha ha ha !

Jeudi 23 juillet 2020

Une heure de balade dans la magnifique campagne du Brabant Wallon, pour remplacer le week-end randonnée initialement prévu en avril. Loin de la vibration sourde de la ville, dans les champs, et les bois, en compagnie de ma précieuse amie Claire. En principe, lors d’une longue randonnée, vous traversez, à divers moments, plusieurs phases dispensées de conversation, dispensées de mots. C’est d’ailleurs un des effets recherchés. Mais en une heure, entre deux amies, qui de surcroît ne se sont pas parlé depuis une éternité de sept jours, c’est carrément mission impossible. De nature plutôt silencieuse, je suis la première à être perplexe face à ma propre volubilité.

L’un de mes projets d’écriture interroge le sens des mots, leur puissance ou leur vacuité selon leur usage. « Je suis de celles qui pensent qu’un mot peut changer une vie », dit Céline Delbecq. Je la crois sur parole. Un mot dit ou non-dit, un mot mal utilisé, un mot manipulé.

Me vient en tête cette expression : « Savoir manipuler les mots ». Je la trouve terrible et terrifiante. Pauvres mots que nous utilisons, usons, instrumentalisons, manipulons, martyrisons, trahissons, souillons, méprisons, « mécomprenons » ou « incomprenons » (je ne trouve pas de verbe qui veuille dire « mal comprendre ou ne pas comprendre » ) et gaspillons à l’envi.

Vendredi 24 juillet 2020

Une fête, j’ai besoin d’une fête. COVID oblige, le nombre d’invités sera fortement limité. La grosse méga party n’est pas à l’ordre du jour. Nous serons 11, un bon repas partagé sera parfait.

Quelque chose comme ça :

Dans le calme de l’après fête, je cherche des yeux la comète Neowise.

Je ne la trouve pas, ce n’est pas grave, ce soir, autour de ma table, il y avait de la poussière d’étoiles. Parfois, nous cherchons le mystère de l’univers très loin alors qu’il est tout près de nous, tout près. Certains humains sont des comètes, j’en ai quelques fois rencontré.

Samedi 25 juillet 2020

Aujourd’hui, lors d’une recherche d’informations sur le net, je tombe sur le nouveau single d’Aaron : « Les rivières ».

Je suis happée par le morceau, je l’écoute en boucle pendant plus d’une heure. Cette musique me connecte à d’anciennes vies, je revis des émotions millénaires, je traverse des temps oubliés. Je ne suis plus dans mon corps, je suis partout, je suis hier, maintenant et demain. Je n’ai plus de mots, je ne suis plus matière, je ne suis plus que sensations. Le voyage prendra fin lorsque la musique s’arrêtera. Pourvu que je me souvienne et que me reviennent les mots. « Telle est ma quête, suivre l’étoile », disait Brel. Telle est ma quête, trouver les mots pour dire cette expérience indicible.

Dimanche 26 juillet 2020

Cancel Culture, future expression à la mode, à peine sortie aux États-Unis d’Amérique que déjà la vieille, très vieille Europe s’empare du concept, révélateur d’un phénomène bel et bien réel, ne le nions pas, et l’instrumentalise pour en faire un drapeau de mépris, d’arrogance et de déni, toute prête à le brandir fièrement avec des faux airs de martyr, sans même feindre une once d’humilité.

Je pense à ces siècles de culture corsetée par la norme blanche patriarcale. S’agit-il là aussi de Cancel Culture ?

La manipulation des mots, nous y revoilà.

Lundi 27 juillet 2020

Conseil National de Sécurité avancé, attendu. La nouvelle messe de ce 21e siècle. La vie au gré de la propagation de ce virus.

Nous voilà plongés dans une incertitude proclamée nouvelle. Nous nous sentions puissants, nous nous sommes crus capables de dompter le caractère imprévu du vivant, présomptueux que nous étions. Dans les cycles et les révolutions de la planète bleue, nous avons mal interprété les chiffres et les signes, les séparant au nom du rationnel et de l’irrationnel. Nous n’avons pas vu la poésie dans les sciences et les mathématiques et nous avons manqué d’humilité, aveuglés que nous étions par notre quête d’immortalité. L’homme est ainsi fait qu’il ne retient rien de ses passés. Les certitudes sont finitudes, et l’univers est infini.

Mardi 28 juillet 2020

« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. » Mouais.

Ce qui serait bien, c’est que ce qui ne nous tue pas nous rende plus aguerris, plus avertis, plus préparés, plus intelligents.

Ce qui serait bien c’est de réfléchir un peu plus loin que le bout de son nez.

Ce qui serait bien, c’est de penser aux mesures et aux conséquences de ces mesures.

Ce qui serait bien, c’est de penser à demain et plus loin que demain.

Ce qui serait bien, c’est d’avoir une autre vision, ou simplement une vision.

Oui, avoir une vision déjà, ce serait tellement bien.

Cathy Min Jung
05.08.2020