Stéphane Lambert : Réponses à quelques questions à propos du lecteur

18.01.2019
Stephanelambert Par Anne Bourguignon

L’auteur belge Stéphane Lambert sera l’un des invités du prochain Passa Porta Festival, du 28 au 31 mars 2019. Il participera au programme « Conversations avec des lecteurs imaginaires », pour lequel il a créé un texte inédit, une lettre intitulée « Au jeune lecteur qui m’a écrit ». Le 7 mars prochain, son nouveau livre, Visions de Goya. L’éclat dans le désastre, paraît chez Arléa.

Pour notre Magazine, il a pris le temps de répondre à notre questionnaire sur le lecteur, un des fils rouges dans la programmation du festival qui s’annonce.

Quel pourrait être le profil du lecteur ou de la lectrice idéal(e) de vos livres ?

Stéphane Lambert : En réalité, je ne me fais pas ce genre de projection. Bien sûr, comme dans le désir amoureux, il peut arriver qu’on fantasme sur un profil de lecteur idéal. Il peut arriver aussi qu’on souhaite que telle personne aime notre livre, qu’on le lui envoie à cette fin. Mais finalement c’est absolument incontrôlable la réception qui sera faite d’un livre. L’inattendu est plus souvent au rendez-vous que les attentes clairement formulées. Mieux vaut laisser ça dans le flou.

C’est d’ailleurs plutôt réjouissant de constater qu’un texte peut être reçu par des lecteurs très différents dans leur approche. Ou d’avoir un retour d’une personne qu’on n’imaginait pas.

J’ai un ami écrivain qui, lui, a beaucoup de mal avec l’intrusion intempestive de lecteurs dans son univers et il est toujours épaté par ma capacité d’être bienveillant, lors de rencontres en librairies par exemple, à l’égard des réactions diverses, et parfois surprenantes, que suscitent mes livres.

Pour être honnête jusqu’au bout, je ne peux pas cacher qu’il arrive qu’on soit déçu qu’un lecteur ou qu’un critique ne voie qu’un aspect secondaire de ce qu’on a voulu faire dans un livre. Le profil du lecteur idéal, ce serait alors celui qui nous rejoint dans notre intention, peut-être parce que cette intention met en jeu sa propre vie, a une réelle résonance en lui.

Mais au fond, cela non plus n’est pas complètement vrai, car la réussite d’une œuvre se mesure justement au fait qu’elle ne soit plus réductible à une seule lecture, qu’on ne puisse pas épuiser son sens.

Avez-vous un lecteur ou une lectrice préféré(e) qui existe réellement ? Pourriez-vous le/la décrire ?

SL : Tout dépend si on parle d’un lecteur qui accompagne l’écriture d’un texte ou de celui qui en lit la version publiée. Dans le premier cas, mon meilleur lecteur est évidemment mon éditrice. C’est quelqu’un qui comprend parfaitement mon projet littéraire, qui en perçoit tous les enjeux, qui connaît ma sensibilité, et qui potentialise mes possibilités. Je sais qu’elle verra clairement ce qui est bon ou moins bon pour le texte, cela ne veut pas dire qu’elle ait toujours raison, mais le fait que son regard de lectrice existe — et même que je sache que son regard de lectrice existe — pousse le texte, l’écriture du texte, vers une exigence toujours plus grande. Je dois être à la hauteur de la confiance qu’elle me fait. Peut-être pourrait-on généraliser cette idée : l’écrivain doit être à la hauteur de la confiance que lui font ses lecteurs. Cela ne veut pas dire qu’il doit écrire pour eux, pour leur faire plaisir, pour abonder dans leur sens ; cela veut dire que ce qu’il fait, ce qu’il sait faire, doit être porté par la plus grande, la plus haute exigence.

Mon lecteur préféré, ce serait donc celui qui me pousse vers ce que je peux faire de mieux.

Que lisez-vous quand vous êtes en train d’écrire ?

SL : En règle générale quand j’écris, j’ai beaucoup de mal à lire d’autres livres. Sauf ceux qui me sont utiles dans mes recherches. Quand on écrit un livre, on habite véritablement l’écriture de ce livre, c’est comme une enveloppe dans laquelle on vit, à travers laquelle on voit le monde, et dans laquelle on ramène toutes les autres expériences. Tout notre ressenti, toutes nos pensées sont tournées, orientées, aimantées vers le sujet qui nous occupe. Plus on avance dans un chemin de création et plus ce qu’on allait avant chercher dans la lecture d’autres livres, d’autres auteurs, on le recherche essentiellement désormais à travers sa propre manière de filtrer le monde.

Depuis plusieurs années, j’ai tout de même pris l’habitude de lire une heure le soir après une journée d’écriture, histoire de couper avec la cogitation du jour et pouvoir rejoindre le sommeil. Je lis plutôt des choses ardues, qui m’ennuient un peu, mais pas complètement, qui ont en tout cas l’avantage de progressivement assommer ma tension intérieure. J’évite absolument de lire des choses trop passionnantes, qui me sortiraient de mon état de concentration et me feraient perdre du temps. Je cherche à tout prix à ne pas me disperser dans le dehors. Mais de toute façon, je crois que quand on est dans une écriture véritablement prenante on n’a pas vraiment la disponibilité pour apprécier en tant que tel tout ce qui s’écarte de notre centre d’attraction du moment.

Vous considérez-vous comme un(e) bon(ne) lecteur/lectrice de vos propres textes ? Pourquoi (pas) ?

SL : Cela dépend à quel stade on se trouve par rapport à l’écriture du texte. Quand on vient de relire et de relire son manuscrit, de corriger et de recorriger les épreuves, on n’a plus aucun recul, c’est le brouillard total. Il faut laisser reposer, le temps qu’on perde le lien intime avec le texte, que l’enveloppe dans laquelle on vivait au moment de son écriture se brise, qu’on se retrouve en dehors de son geste de création, pour pouvoir pleinement le lire avec un véritable regard de lecteur. En règle générale, pour moi, cela se passe une fois que le livre est imprimé, je laisse encore passer quelques semaines, puis je le lis enfin avec un regard disons désengagé du processus créatif.

A ce moment-là, je crois que je suis capable d’être un lecteur avisé de mes propres textes. J’arrive de plus en plus à mettre mon orgueil de côté pour le juger froidement. Peu à peu, dans un parcours d’écrivain, l’indulgence dont on peut faire preuve vis-à-vis de soi est remplacée par une exigence de plus en plus impitoyable à l’égard du texte.

Il y a un savoir intuitif qui s’aiguise au fil de l’expérience. On apprend sans que cela devienne un enseignement formalisé. Cela se fait malgré soi, c’est l’expérience qui amène à ça, l’expérience d’auteur et de lecteur, l’expérience de vie aussi, cela doit correspondre à ce qu’on appelle la « pleine possession de ses moyens ».

Mais, évidemment, on verra toujours autre chose dans nos livres que ce que le lecteur extérieur y voit ou ne voit pas. C’est un peu comme quand on fait la cuisine. On apprécie toujours plus le plat quand c’est un autre qui l’a préparé, parce que le cuisinier, il ne voit pas le plat fini, il voit tout ce qui y a conduit, même s’il est capable d’en apprécier le goût il sait de quel remue-ménage il est né. Pour l’écrivain, c’est pareil, il peut juger de la réussite de son livre mais il verra toujours à travers lui le foutoir dont il a réussi à émerger.

Vos livres s’adressent-ils à un groupe de lecteurs spécifiques, par exemple des lecteurs avec certaines connaissances préalables ou une certaine expérience littéraire, ou s’adressent-ils vraiment à tout le monde ?

SL : J’ai toujours l’espoir que ce que j’écris s’adresse à tous, car je cherche, dans chacun des sujets que je traite, à atteindre des zones d’interférence avec l’autre, car je considère l’écriture, et toute création, comme un lieu de convergence vers ce qui nous est commun. Quoi qu’on puisse penser, je m’inscris totalement en dehors d’une littérature spécialisée. C’est d’ailleurs tout l’objet de mon entreprise littéraire : appréhender un sujet avec pour seule expertise la perception dénuée de ce qui d’ordinaire l’encombre, la recouvre ou l’étouffe. Toute forme de cloisonnement m’insupporte. Ce que j’écris est difficilement assimilable à un genre particulier. J’utilise aussi bien les moyens du roman, de l’essai, de l’enquête, du récit autobiographique, de la poésie, afin de me rapprocher au plus près de ce que je veux saisir.

C’est une démarche qui n’est pas commode pour les classificateurs. Je retrouve souvent mes livres dans des rayons extrêmement spécialisés (histoire littéraire, histoire de l’art…), et cela m’embête car je sais bien qu’à ces endroits ils vont se couper d’un public plus large. Pour mon dernier livre, Fraternelle mélancolie, j’ai insisté auprès de mon éditrice pour ne pas mettre les noms de Melville et de Hawthorne sur la couverture, car cela aurait tout de suite pour effet d’envoyer le livre au rayon « essais sur la littérature ». Je lui ai demandé aussi de le présenter comme un « roman ». C’est aujourd’hui l’étiquette qui fédère le plus large public, pas spécialement le plus fidèle, mais où il y a aussi le plus de « concurrence ». Les « écrits sur l’art », par exemple, ont une durée de vie bien plus longue qu’un roman. Il y a donc du pour et du contre dans ces classifications.

Je crois que souvent le lecteur se restreint dans ses possibilités. Je dis ça en tant que lecteur, je sais qu’on se fixe des limites, des zones d’intérêt hors desquelles on n’ose pas s’aventurer. C’est dommage. Certains de mes livres qu’on pourrait juger comme « spécialisés » ont touché des publics a priori éloignés du sujet traité. Pour Mon corps mis à nu par exemple, où je rendais compte notamment de mes premières expériences homosexuelles, j’ai reçu quasi exclusivement des messages d’hommes hétérosexuels qui avaient été sensibles à la parole intime sur le rapport au corps. De même, pour mon dernier livre sur l’amitié de Melville et de Hawthorne, je commence à recevoir des échos de lecteurs qui n’ont jamais lu une ligne ni de l’un ni de l’autre, voire qui ne les connaissaient pas, et j’en suis très heureux car, si j’écris sur l’amitié de ces deux écrivains, c’est parce que j’y ai flairé des éléments qui débordent la particularité de leur histoire.

Qu’est-ce qu’un bon lecteur, et quel est son rôle ? De quelle manière le dialogue avec le lecteur peut-il encore être intéressant pour vous-même en tant qu’écrivain, une fois que le texte est publié ?

SL : C’est une question difficile. Ai-je vraiment le droit d’avoir des attentes spécifiques par rapport au lecteur ? Il me semble au contraire qu’indépendamment du désir d’être lu, qui, lui, est légitime, on ne peut rien exiger en tant qu’auteur de son lecteur. Le principe de la mise en public d’une œuvre exige de son auteur d’accepter d’être lu comme l’entend le lecteur.

Une fois posée cette réserve, le « bon lecteur », c’est d’abord celui à qui sa lecture est profitable de l’une ou l’autre façon ; le « bon lecteur », c’est celui qui accepte que le livre qu’il lit ouvre en lui des territoires inexplorés, ou remue certaines certitudes, ou l’accompagne dans ses propres quêtes. La lecture est un chemin partagé.

En tant qu’auteur, on est toujours heureux qu’un lecteur nous éclaire sur ce que nous avons écrit. On est tellement submergé par les obsessions qui nous poussent à écrire un livre qu’on a besoin de ce reflet extérieur pour voir clair.

On est souvent étonné par ce sur quoi vont se focaliser, ou buter, certains lecteurs. On croit avoir écrit un livre sur tel sujet, et puis on s’aperçoit qu’il est reçu, perçu d’une manière différente de ce qu’on imaginait, pas forcément d’une manière opposée, mais d’une manière autre. C’est le propre de toute relation. On est surpris aussi par les passages, les phrases qui retiennent l’attention des lecteurs, et qui coïncident rarement avec les nôtres. Mais je ne sais pas si tout cela a réellement une incidence sur le travail de l’écrivain. Et si cela a une influence, je ne sais pas comment cela opère.

18.01.2019