lisez-vous le belge ? - l'orchestre du baobab sacré

fiston mwanza
07.12.2021
Texte d’auteur
Luz mendoza orchestrebaobab

Pour Stories & Juke-box, soirée placée sous la houlette d’Isabelle Wéry pour Passa Porta et le Théâtre 140, les autrices et auteur Myriam Leroy, Lize Spit, Cécile Hupin et Fiston Mwanza nous ont offert des textes inédits sur des playlists de leur choix. Thème imposé ? Corps et musique. Voici le texte de Fiston Mwanza en relecture - silencieuse ou sur le rythme qu’il nous plaira.


La Cité de la Joie, aussi dénommée Cité de l’Amour, Cité de l’Ambiance, Cité de la Deuxième chance, Cité de l’Espérance, Cité de l’Abondance éternelle, Cité des Vainqueurs, Cité des Anges perdus ou encore Cité de l’Europe équatoriale surclassait tous les bidonvilles de la sous-région par sa beauté cahoteuse de ville démolie par les inondations, sa taille excessive, l’irréductibilité de ses habitants, ses bruits ainsi qu’un répertoire d’odeurs qui s’y dégageaient de jour comme de nuit. C’était un bordel joyeux, un jardin d’Eden contemporain, un paradis de bière et de toutes les libertés; endroit par excellence pour se goinfrer à moindre frais, gravir les échelons de la bêtise, vivre aisément de la contrebande et de l’argent de la contrebande.

Lorsque quelque chose prospère, toutes les bouches parlent, les bonnes comme les mauvaises langues s’immiscent dans les discussions.

De tous les colportages, anecdotes, bobards de soûlards endettés, commérages, canulars et fables, la Légende de l’enfant vieillard subsistait au fil des ans. Elle était chassée de la mémoire collective par un fait divers mais finissait toujours par revenir dans la bouche des habitants de la Cité de la Joie. Tous la connaissaient par cœur mais tous ne se privaient pas d’évoquer l’enfant, même devant des gens censés connaître ladite légende.

La mère de l’enfant vieillard accoucha après quarante mois de grossesse. Le gosse vint au monde avec une calvitie (proéminente), deux dents de sagesse, une barbe de trois jours. A dix mois, il parlait déjà plusieurs dialectes, mangeait seul, picolait du gin tonique et traînait dans les rues avec des gamins plus grincheux que lui. Ses parents décidèrent de s’en débarrasser. Ils grimpèrent dans leur guimbarde, roulèrent jusqu’à l’extrémité de la ville, jetèrent le mioche dans un buisson, bras et jambes liés. Il parvint, au bout de quelques secondes, à se libérer. Au lieu de pleurnicher comme le veut la tradition (un enfant pleurerait si ses parents disparaissaient dans la nature), l’enfant vieillard gambada de joie. Le lendemain, il se mit à construire des machines. D’abord des horloges. Dans la foulée, l’endroit devint attractif. Tous les expulsés de la vie vinrent s’y installer. Ainsi naquit la Cité de la Joie.

Ses habitants préféraient la fondation mythique de la Cité de la Joie, plus romantique à leurs yeux que la réalité des faits ; la Cité de la Joie étant le produit d’une dizaine d’années de pauvreté incontrôlée, de chômage, de déforestation, guerres civiles, ainsi de suite.

Comme si cela ne suffisait pas, l’Orchestre du Baobab sacré composa un morceau inspiré de cette histoire sans tête ni queue. Un événement inédit. Un épisode gravé pour des siècles et des siècles dans la mémoire collective du bidonville. Car l’Orchestre du Baobab sacré était avant tout un conglomérat de musiciens dont le plus jeune avait déjà dépassé la septantaine, malfamés et écervelés de temps à autre, dont le talent n’avait d’égal que le penchant pour la bouteille : un ténor saxophoniste originaire de Lisbonne (à moitié aveugle), deux excellents joueurs de Congas, deux guitaristes (et frères jumeaux), un trompettiste excessivement barbu, un contrebassiste, une accordéoniste, trois percussionnistes, des clarinettistes, deux ou trois flûtistes, un pianiste, un tromboniste baroque, un tromboniste alto, un violoncelliste ainsi qu’un chanteur sans âge débarquant tout droit d’Alexandre-Ville.

Dès qu’ils mettaient en branle les instruments ou commençaient à interpréter, en musique et voix, la légende de l’enfant vieillard, le temps s’estompait. La population de la Cité de la Joie cessait de vaquer à ses multiples occupations. Femmes, hommes et enfants, animaux de compagnie, ils se ruaient tous à la Grand-Place, ahuris, excités, déphasés, émerveillés ou éblouis, ou même saisis d’angoisse et autres désirs incommensurables de pisser, de vomir ou même de déféquer comme si c’était la première fois de leur piteuse existence qu’ils entendaient un son de trompette. Les buveurs de bière boycottaient leur breuvage préféré. Les escrocs, voleurs à la tire, garçons de course, espions à la solde des maris cocus, prédicateurs publics et autres saltimbanques remettaient au lendemain leurs projets. Les vendeurs à la criée des souliers (de second pied) observaient de longues minutes de silence. Les écoles se désengorgeaient. Les salons de coiffure se désengorgeaient. Les terrasses se désengorgeaient. Les hôpitaux se désengorgeaient. Les malades accouraient, seuls, transportés à même le dos ou sur des civières de fortune par les membres de leur famille. Car il se racontait que quand l’Orchestre du Baobab sacré interprétait la Légende de l’enfant vieillard, les patients guérissaient sur le champ ; les paralytiques recouvraient la mobilité ; les démons de célibat, de chômage, des femmes et des maris de nuit déguerpissaient ; les gens retrouvaient ce qu’ils avaient perdu ou ne pouvaient pas posséder : la joie, l’appétit, la chance de gagner des millions, le boulot, l’amour de sa vie...

Un solo de saxophone imitant le roulement d’une locomotive à vapeur (et défectueuse) annonçait les couleurs. Avant même que le saxophoniste n’achève son morceau, le chanteur sans âge entrait en scène. Il criait, chantait, aboyait ou racontait - impossible de démêler la chansonnette de l’aboiement :

l’enfant vieillard est né avec une barbe
l’enfant vieillard marche le jour de sa naissance
l'enfant vieillard danse le candomblé
l’enfant vieillard est heureux
l’enfant vieillard emmerde l’humanité
avec sa calvitie excentrique

Trois minutes de bonheur. L’accordéoniste, le trompettiste et les deux excellents joueurs de congas prenaient le relai. Les guitaristes (et frères jumeaux) se joignaient à eux sous le regard incrédule du pianiste, qui semblait détecter dans ces vrombissements mélodieux ses propres déboires. La clarinettiste lançait alors un cri de guerre. Tous les musiciens reprenaient le refrain général avant de se lancer chacun dans son solo. Solo de clarinette. Solo de saxophone. Solo de piano. Solo de conga. Solo de trompette. Solo de violoncelle. Solo de clarinette basse. Solo de trombone à coulisse. Solo de trombone à pistons. Solo de trombone baroque. Solo d’harmonica. Solo de cajon. Solo de trombone soprano. Solo de trombone alto. Solo de trombone ténor. Solo de flûte piccolo. Solo de bugle. Deuxième cri de guerre. Reprise impromptue du refrain général par tout le groupe pendant cinq minutes, peut-être vingt-cinq, pourquoi pas deux heures ou trois siècles - le temps étant noyé depuis longtemps dans le rythme endiablé des instruments à vent. La population de la Cité de la Joie en liesse, au bord des larmes. Troisième cri de guerre. Un duo : la basse clarinette et le trombone baroque. Quatrième cri, suivi de l’intro de la Légende. Un quatuor envoûtant : les Cymbales, l’accordéon, la basse clarinette, le piano à queue. Cinquième et dernier cri. Solo de piano. Solo de trombone baroque. Puis solo in extremis du saxophone ténor. Refrain général pendant plusieurs minutes. La foule, dans tous ses états. La foule aux anges. La foule dans l’espérance d’un monde où coulent le jus de djudju et la polka, la polka et le jus de djudju, c’est selon, dans l’immensité des gestes incontrôlés et accessoirement bâclés.

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Fiston Mwanza, écrivain né à Lubumbashi et résidant en Autriche, est auteur de recueils de poèmes, de nouvelles et de pièces de théâtre. Il a reçu de nombreux prix et est médaillé d’or en littérature aux Jeux de la francophonie avec le texte La Nuit.

fiston mwanza
07.12.2021