lisez-vous le belge ? - une tête

cécile hupin
06.12.2021
Texte d’auteur
Tine ivanic unetete

Pour Stories & Juke-box, soirée placée sous la houlette d’Isabelle Wéry pour Passa Porta et le Théâtre 140, les autrices et auteur Myriam Leroy, Lize Spit, Cécile Hupin et Fiston Mwanza nous ont offert des textes inédits sur des playlists de leur choix. Thème imposé ? Corps et musique. Voici le texte de Cécile Hupin en relecture - silencieuse ou sur le rythme qu’il nous plaira.


Elle fait des petites prières au ciel.

« Faites que je rencontre un magicien. Qu’il me fasse entrer dans sa grande boîte. Qu’il me découpe en morceaux et - HOCUS POCUS PAX - qu’il fasse disparaitre mes seins, mes abdos mous, mon nombril, mon sexe, mon cul, mes cuisses et mes entrailles ! »

Elle voudrait nier l’existence de ses Jambes et de son Ventre jusqu’à ce qu’ils se nécrosent et qu’ils finissent par tomber comme un ongle bleu ou une dent de lait. Elle voudrait n’être qu’une Tête. Une Tête et voilà tout.

« Alors, se dit-Elle, je pèserais moins sur le monde. Je n’aurais même plus besoin de manger, même plus besoin de boire. Je ne sentirais plus jamais des dessous de bras, et je n’aurais plus d’aigreurs d’estomac. Ma Tête enfin libérée de la pesanteur de mon corps, ma concentration serait optimale et je pourrais ne vivre que de concepts. J’écrirais des thèses, plusieurs par an. Je boirais des livres et je jouirais de mes propres pensées, si bien ficelées. Je serais la première femme-Tête de l’Histoire de l’humanité. Un modèle. Une icône. »

Pourtant, il lui faut bien se résoudre chaque matin à mettre en mouvement un corps au complet.

Alors, pour tenter d’oublier cette pesanteur qui la terrifie, c’est la Tête qui dit par où on va, ce qu’on fait aujourd’hui, ce qui est bien, ce qui ne l’est pas. C’est la Tête qui commande au Ventre et aux Jambes. C’est la Tête aussi qui monte la garde à l’entrée de chacun de ses orifices pour ne laisser entrer que ce qui est absolument nécessaire à sa survie : de l’air frais dans ses narines, quelques aliments choisis dans le trou de sa bouche, de la musique douce pour lui masser les tympans. Et voilà tout.

La Tête est forte, maîtrise, tient bon, ordonne :

« Bouche-toi le nez ! Ferme la bouche ! Serre les Jambes ! »

Mais il est des orifices qui sont plus difficiles à garder que d’autres.

Un soir, la Tête, épuisée de tout devoir contrôler, s’endort et baisse la garde.

De très loin, on entend arriver un BOUMBOUMBOUM, promesse d’un ailleurs où la nuit ne contrôle rien du tout. Le BOUMBOUM se glisse par une fenêtre laissée ouverte. Il entre par le conduit auditif, vient lui malaxer le cerveau, puis descend : pénètre le plexus, le cœur, les ovaires  et le BOUBOUM finit par la faire tortiller du cul. La Tête se réveille en sursaut et balance des :

« On ne bouge plus ! Sortez de là, BOUMBOUM ! C’est un ordre ! »

Mais rien à faire, le BOUMBOUM s’est installé bien profondément et a réveillé le Ventre, qui veut diriger les opérations maintenant. Il ordonne aux Jambes de sortir dans la nuit, les orifices largement ouverts.

Les odeurs de la ville (asphalte - marron chaud - pigeon mort) lui emplissent les narines et l’enivrent.

Le Ventre a faim, s’arrête au snack du coin et commande une mitraillette. Salade-Tout-Sauce-Andalouse.

Le repas est englouti en quelques bouchées. Et Elle continue sa route guidée par les BOUMBOUM au lointain. Elle emprunte une mobylette.

« Tu ne sais même pas conduire ! »
« Ferme ta gueule, c’est moi qui commande, maintenant ! », répond le Ventre.

La mobylette pète et tangue jusqu’à la route au septante-deux virages, qui porte bien son nom. Premier virage, deuxième virage, troisième virage. Vingt-sixième virage, le Ventre ordonne aux Jambes de s’arrêter. Ce qui reste de la mitraillette danse la lambada au fond de son estomac. Elle rote. C’en est déjà beaucoup trop pour la Tête, qui hurle :

« On rentre à la maison ! »

Mais les BOUMBOUM s’intensifient. Et l’appel de la fête se fait de plus en plus urgent.

Virage n°47 : arrêt, Elle rote. Mais de son Ventre rien ne sort.

Virage n° 58 : un rot, deux rots, trois rots. Des petites gerbes fossilisées jonchent le sol, comme des confettis un lendemain de carnaval. De tous ceux qui, comme Elle, n’ont pas bien supporté ce cinquante-huitième virage particulièrement serré.

Virage n°63, si près du but : nouvel arrêt et rot majestueux qui résonne jusque dans le creux de la ville. Elle se sent de plus en plus vide. Bien que ne parvenant pas à se vider… 

Et puis, enfin, virage n°72 : un dernier rot en chemin, sans même s’arrêter. La voilà arrivée à l’origine des BOUMBOUM : deux baffles géants qui diffusent une musique heurtant ses tympans fragiles, à l’entrée d’une immense grotte bariolée de graffitis païens. Là, des hommes, des femmes, des enfants, des bébés, des vieillards, des chiens, des poules, des chèvres s’enlacent et se dandinent au rythme des BOUMBOUM. Ils font griller des saucisses et extraient infiniment des bières de frigo-boxes aussi profonds que le sac de Mary Poppins. Ils rient à gorge largement ouverte, dévoilant impudiquement l’intérieur de leurs bouches ainsi que leurs narines. Ils ne semblent pas atteints par le froid de la nuit malgré leurs tenues légères, tout réchauffés qu’ils sont par les feux, la danse et le plaisir d’être ensemble.

Personne ne la remarque, Elle, qui tangue encore. Mais pas le temps de s’apitoyer sur son rot, un enfant crie : « C’est maintenant ! C’est l’heure ! » Les hommes, les femmes, les enfants, les bébés, les vieillards, les chiens, les poules, les chèvres posent leur cul sur le sol glacé et tendent leur regard vers une large fissure qui sourit dans la roche.

Les BOUMBOUM s’intensifient et la pénètrent maintenant par tous les pores de sa peau. Elle aussi a de plus en plus chaud, Elle transpire des gouttes de sueur épaisses et crémeuses. La foule retient son souffle, le regard tendu vers la faille de laquelle BOUM sort une petite chauve-souris à peine réveillée. Ses ailes sont encore un peu lourdes mais sa Tête remue calmement sur la musique.

Nouveau BOUM. Cinq chauves-souris sortent en file indienne, bien droites, bien fières.

Autre BOUM. Quinze chauves-souris sortent du trou. Elle rote bruyamment.

BOUMBOUM. La Tête ne comprend rien à cette musique. Le Ventre lui, la boit, l’avale, l’absorbe et ordonne aux Jambes de se mettre à tourner. Cent chauves-souris sortent de la grotte. 

BOUMBOUMBOUM puissant. Les chauves-souris ne s’arrêtent plus de sortir maintenant en chantant PWIPWIPWI ! Elles dessinent des trajectoires précises dans le ciel. Et à chaque nouveau BOUM, sautent toutes en l’air comme un battement de cœur sur un électrocardiogramme. Il y en a des milliers, des millions peut-être ? Elle danse en rotant, et rote en dansant. L’odeur de pisse des chauves-souris emplit ses narines et nourrit sa nausée. Et ça saute, et ça tourne, et ça rote. Le ciel est si chargé que les chauves-souris éclipsent la Lune. Il fait totalement noir. Elle se sent pousser des ailes, des ailes de chauve-souris. 

Et puis… Le rythme des BOUM ralentit. Le flot de chauves-souris diminue. Les Jambes se calment un peu. Les PWIPWIPWI ! s’arrêtent jusqu’au dernier BOUM qui explose dans le ciel vide. La fête est finie.

Et là, à l’entrée de la grotte, enfin, Elle vomit. Elle se vide de plus de substance qu’Elle semble pouvoir en contenir, dégueule sa mitraillette : son enfance, ses préjugés, ses airs supérieurs et tout ce qu’il y avait de pourri en Elle. Et pour la toute première fois depuis très longtemps, la Tête, le Ventre et les Jambes s’accordent à l’unisson dans cette gerbe flamboyante.

Les uns sont rentrés chez eux, les autres dorment entassés au coin d’un feu mourant. Seule, à l’entrée de la grotte, Elle voit les chauves-souris rentrer de leur longue nuit. Elle remonte sur sa moto et reprend la route aux septante-deux virages, légère, chantonnant encore des BOUMBOUM et des PWIPWIPWI !, de cette musique qui est venue dessiner la juste trajectoire du Ventre à la Tête, de la Tête aux Jambes, des Jambes au Ventre. Cette musique qui circule encore et qui HOCUS POCUS vient recoller ses particules éparpillées. Son Ventre est une grotte, énorme, résonnante, épuisée.

Maintenant, le Ventre et la Tête réclament le sommeil. Mais impossible de faire allonger ce corps.

Les Jambes, encore toutes enivrées d’avoir tant sauté, dansé, tourné, chuchotent :

« Maintenant, c’est à notre tour de commander ! »

Cécile Hupin est scénographe et dramaturge bruxelloise. De la nouvelle aux spectacles de théâtre en passant par la fiction radiophonique, elle travaille avec passion et prépare en ce moment son premier roman.

cécile hupin
06.12.2021