Perdre la tête

Karianne Trudeau Beaunoyer
22.02.2024
Texte d’auteur
20240110 120036 Karianne Trudeau magazine

Pendant sa résidence d’écriture à Passa Porta, Karianne Trudeau Beaunoyer (Je suis l'ennemie) se consacre à l'écriture de Perdre la tête, un essai de fiction autothéorique mêlant légendes urbaines et récit personnel pour explorer les postures ambiguës des transfuges de classe. Le fantôme de la sculpture de La Laitière, rue au Beurre à Bruxelles, est un des points focaux d'un projet croisant faits encyclopédiques, anecdotes personnelles, exemples littéraires et études sociologiques. Il s’agira pour l’autrice de poursuivre une réflexion sur les hiérarchies sociales qui décident de la valeur et de la dignité qu’on accorde à certaines vies et qu’on refuse à d’autres. En voici un extrait, en avant-première.

Je suis un oiseau qui vous parle.

Vous me répondrez que je suis plutôt une femme, ni jeune ni vieille, avec un visage rond, taché, rougeaud, et que j’ai des poils et non des plumes. Cela me paraît ne prendre acte que d’une toute petite partie de la réalité. Cela me paraît presque faux, en tout cas limité. Si je ne suis que cette femme avec le visage rond et les poils, je suis prise dans le visage, crispée dans le visage, prisonnière. Comme l’oiseau dans une cage. Impossible d’en sortir.

Alors que je crois plutôt, comme la chorégraphe Janne-Camilla Lyster, qu’il est facile d’être, par exemple, un muffin ou une chaise. Pas seulement d’emprunter la forme du muffin, l’apparence de la chaise, mais de refléter la personnalité et les qualités de cette chaise ou de ce muffin-là, en particulier. De les écouter, de sentir leur présence, d’élargir le champ de ma capacité à l’empathie, de chercher à comprendre comment texture, gravité, structure, fonction, mouvement et porosité les affectent. De les rencontrer. De les reconnaître comme autres que moi. De les devenir.

Mon corps ne me limite que si je ne peux pas devenir un oiseau, ou un muffin, ou une chaise. Ma famille m’a toujours dit que, quand j’allais être grande, j’allais pouvoir être ce que je voulais, mais elle ne savait pas me montrer comment y arriver. Elle n’avait pas pu, elle, devenir ce qu’elle voulait. J’ai pris les choses en main. J’ai trouvé mes propres moyens et emprunté mes propres chemins. J’ai quitté mon passé. Je ne sais pas pour autant ce que l’avenir me réserve et il me semble souvent, à cause de cela, n’avoir pas de forme ni d’identité. C’est peut-être précisément ce que nous montrent les transclasses qui, pour l’essayiste et sociologue Chantal Jaquet, nous rappellent qu’il n’est pas certain que les êtres humains possèdent une identité qui serait comme une carte de visite permettant de les reconnaître ou de leur conférer un statut. J’ai parfois souffert jusqu’à la névrose de l’absence de ce sentiment d’identité. J’ai essayé de trouver refuge dans les théories queers qui expriment la force créative et subversive du multiple et du mélange des identités. J’ai redoublé d’efforts pour emprunter celle de mes collègues à l’université ou dans le milieu littéraire qui avaient l’air de se sentir à leur place. J’ai eu envie de tout abandonner, de m’avouer vaincue et d’accepter le sort auquel me destinait mon milieu d’origine. Je n’arrivais plus à écrire ni à penser. J’étais coincée.

Puis, j’ai commencé à danser. J’ai imaginé que j’avais des plumes, que j’étais décorée de plumes attachées à ma peau par de la colle super adhésive et qu’il faudrait me secouer pour m’en débarrasser. Je me suis secouée dans tous les sens, et les plumes sont restées accrochées. On dit secouer pour agiter vigoureusement, pour causer un trouble à quelqu’un, pour se débarrasser de quelque chose par des gestes vigoureux, pour se libérer d’une chose abstraite. Remuant, je me suis sentie mieux. Mon corps qui s’ébrouait est devenu une image. L’image a permis à mon corps de sortir de lui et à moi d’y retourner.

Quand j’ai entrepris de devenir un oiseau, ce n’était pourtant pas avec mon corps que je cherchais à renouer. C’était avec ce qu’il y avait au-dessous de lui, à travers lui. Il est difficile de parler du corps, me rappelle la philosophe Emma Bigé, d’abord parce que l’on serait en droit de se demander lequel : « le corps de l’anatomie vésulienne avec ses muscles, ses os et ses organes ? le corps de la médecine chinoise avec ses méridiens, ses vaisseaux et ses cycles ? le corps malade ? ou le corps “sain” ? (et selon quels critères ?) le corps du désir ? le corps de la physique classique ? le corps de la biologie la plus contemporaine ? » Le corps, je ne sais pas ce que c’est, conclut-elle. « Au mieux, il y a des corps, ou des corporéités, des manières d’être des corps. »

Je n'ai pas toujours été un oiseau. Il m'a fallu m'y rendre disponible.

Comme en marchant la jambe restée derrière est disponible au mouvement qui viendra et qui la fera devenir la jambe d’en avant. Comme un chat se prélassant au soleil qui bondit en voyant passer une proie du coin de l’œil. Quelque chose d’autre que ce qui arrive est toujours en train d’arriver. Il y a un endroit où poser son regard qu’on n’avait pas remarqué. Un endroit où aller qu’on n’avait jamais visité. Il a fallu être prête à bouger.

L’oiseau se déplace. Personne ne le fustige de n’avoir pas voulu rester à sa place. Il s’en va de quelque part et y revient à sa guise. Alors que moi, avant d’être un oiseau, on m’a appelée « parvenue », on m’a jugée insolente ou médiocre. Je ne pouvais passer inaperçue que du moment que mes manières correspondaient à celles de ma nouvelle situation sociale. Quand je retournais dans mon milieu d’origine, j’étais tantôt louangée et admirée, tantôt moquée et redoutée. J’ai voulu m’élever, et pour cela il a fallu devenir autre chose que moi-même : un oiseau, tiens, pourquoi pas.

La posture des transfuges de classe a quelque chose de celle du funambule qui se tient sur la fine ligne entre un monde bourgeois dans laquelle iels se retrouvent mais qui ne les accepte pas, et le monde de leurs origines populaires, un monde auquel iels n’appartiennent plus dès qu’iels l’ont quitté.

Cela nécessite une sorte de vigilance de tous les instants pour s’adapter à son environnement. Cela oblige à ce qu’Emma Bigé appelle, dans le domaine des arts, la « sensibilité aux autres vivantes », que certaines pratiques somatiques et chorégraphiques ont contribué à affiner.

Là où certain·es voient des différences, il faut nous rappeler que, toustes, nous tombons. C’est le destin commun des créatures terrestres. La gravité, qui n’exclut personne, nous concerne sans doute collectivement davantage que le résultat des dernières élections, que l’inflation du prix du lait à l’épicerie, que la pénurie d’Ozempic, que la crise du logement ou des opioïdes, que le génocide en Palestine : des choses desquelles certain·es réussissent à faire abstraction, quand iels ne les nient pas carrément. La gravité, personne ne s’y abstrait. Peut-elle frayer des « voies de sympathie avec les choses » ? « Quelles conséquences pouvons-nous en tirer pour inventer d’autres formes de socialité ? » demande la philosophe.

Omniprésente, nous ne la sentons pourtant pas. C’est un état de fait. La gravité va de soi, même si elle façonne notre corps, notre manière de nous tenir dans l’espace, même si « la plupart de nos commandes motrices sont liées au fait que nous devons résister à la gravité pour bouger ».

Je cherche le contraire du mot "gravité".

Je pense à « léviter », et alors me viennent des images des tables tournantes du spiritisme, des images de fantômes auxquels la poète et essayiste américaine Cynthia Cruz compare les transfuges : ils n’appartiennent à aucun des deux mondes entre lesquels ils se trouvent et ne peuvent entrer ni dans l’un ni dans l’autre. Les transfuges de classe, fuyant leurs origines pauvres ou ouvrières, perdent une partie de ce qu’iels sont, ne devenant par là rien d’autre qu’un fantôme de ce qu’iels ont été. Comme les fantômes, iels sèment le trouble dans les mondes – bourgeois, artistiques, universitaires, de l’élite intellectuelle – qu’iels essaient de conquérir, restant voué·es à l’errance, à la hantise. Leur différence effarouche les personnes qui n’ont jamais eu, elles, à passer d’un monde à l’autre.

Le psychanalyste Claude Guy écrit que « le mot “fantôme” vient du verbe grec phanein, phaninesthai, qui signifie “faire briller, faire voir, paraître”, d’où “image, apparition, vision, fantasme” ». Le fantôme est une illusion trompeuse. Il lui faut toujours apparaître comme autre chose que ce qu’il est.

Vous vous dites sans doute que je suis un peu fêlée, que j’ai perdu la tête, de me croire oiseau, moi qui ne suis qu’un serpent, comme le chante Bertrand Belin.

« Pour qui tu te prends ? », demande souvent la famille de celleux qui ont décidé de quitter leur ville, leur quartier, leurs parents, dans l’espoir de vivre autre chose (mais quoi ?) que ce qui se reproduit dans ce microcosme de génération en génération. La question est rhétorique, la réponse, implicite : pour un·e autre. Mais les transfuges n’ont pas vraiment le choix. Dans un système néolibéral qui prend appui sur le mythe de la méritocratie – reposant sur l’idée que tout le monde, indépendamment du contexte économique de ses origines et de ses capacités, bénéficie des mêmes possibilités –, comment espérer entrer, sans tricher un peu, dans ce monde sur le seuil duquel on a l’impression d’être condamné·es à se tenir sans y participer ? Le même genre de nécessité me paraît motiver le stratagème d’une jeune laitière bruxelloise du xviie siècle immortalisée par le ciseau du sculpteur Marc De Vos en 1687 : pour échapper à son destin, il faut savoir duper, même au prix de sa propre vie – ou d’une mort paisible dans le cas de la laitière.

Au Moyen Âge, un marché au beurre se tenait à l’ombre de l’église Saint-Nicolas, dont le nom de la rue qui borde l’église aujourd’hui perpétue le souvenir.

Une légende raconte qu’une laitière y vendait son lait coupé d’eau et qu’elle utilisait un outil de mesure contrefait. On raconte que, pour avoir espéré devenir riche rapidement et avoir floué sa clientèle pour y parvenir, elle se voit refuser l’accès par saint Pierre aux portes du paradis à sa mort. Il n’est pas de bon ton de vouloir le beurre et l’argent du beurre ; et pourtant c’est ce que, comme la laitière, toute ma vie j’ai voulu : quelque chose de différent, quelque chose de plus. Pour la punir, elle est condamnée à errer dans les rues de la ville. On dit qu’on l’entendait crier à minuit tous les soirs « moitié de lait, mesurée frauduleusement, oubliez l’âme ! ». La présence de ce spectre provoqua une grande frayeur dans la population, si bien que les Bruxellois·es n’osaient plus s’y promener la nuit par peur de tomber face à face avec le fantôme de la laitière. Pour dissiper cet émoi, l’exhumation du cadavre de la pénitente fut ordonnée. Il paraît que depuis cette exhumation, le fantôme de la laitière cessa de hanter les rues de Bruxelles.

La laitière qui se dresse aujourd’hui rue au Beurre, devant l’église Saint-Nicolas, est une copie de l’originale créée par De Vos en 1687. Entre sa construction au xviie siècle et cet hiver 2024 où une crapule québécoise est venue écrire sur elle – les transfuges ne se débarrassent pas si facilement du sentiment d’imposteur qui leur donne l’impression que, s’ils obtiennent quelque chose (une résidence d’écriture à l’étranger par exemple) c’est qu’ils l’ont volée –, la sculpture, d’abord érigée sur une pompe publique, fut reléguée aux bas-fonds du Parc de Bruxelles. On l’y retrouva sans tête et grièvement abimée. Le cadavre de la laitière, lorsqu’il fut exhumé pour lui offrir une sépulture digne et calmer les frayeurs du peuple, avait quant à lui le cou rongé par les vers.

Les sculptures et autres monuments rendent habituellement hommage à d’illustres figures qui ont marqué l’histoire.

La laitière, elle, figure banale d’une femme anonyme désignée par sa fonction plutôt que par son nom, aurait plutôt pour vocation d’enjoindre aux commerçant·es d’agir toujours honnêtement et de ne jamais tromper leurs acheteur·euses. Dans son Histoire du surnaturel, l’archéoanthropologue Philippe Charlier rappelle qu’à une certaine époque, l’Église avait tout à gagner avec les fantômes : s’ils existent, c’est que la rédemption n’a pas été accordée à tous les pécheurs… la crainte de subir la même condamnation intimant les croyant·es à ne pas pécher à leur tour. Elle va même se mettre à publier des histoires de fantômes pour rappeler aux gens d’être bons. Les fantômes « interviennent aussi pour résoudre des problèmes non résolus, par exemple envoyer des criminels en prison, afin de prouver que Dieu est bien présent (et actif !), montrer que justice est faite et que les criminels sont punis ». Ils ne servent pas seulement l’Église, mais aussi la domination des classes ouvrières. Certaines chansons traditionnelles écossaises, par exemple, supposent que la vie après la mort permet de réparer des injustices sociales : « Sont ainsi relatées des histoires de fantômes d’individus maltraités par leurs supérieurs, qui reviennent pour les punir, […]. Autant de façons d’assurer à la population qu’en dépit de l’injustice flagrante du système social et des très difficiles conditions de vie quotidienne, il existe malgré tout une justice dans l’au-delà. » Autant de façons de s’assurer de la docilité et du conformisme de la classe dominée.

Le fantôme est un être trouble et troublant, mais la poète québécoise Laurence Gagné me souffle qu’il n’est pas seulement importun, qu’il accueille aussi volontiers en lui un certain degré de conformité : « Étant blanche, cis, et sans handicap physique, il m’est permis de passer inaperçu dans plusieurs situations sociales. L’invisibilité choisie est une posture qui repose sur le privilège. Je répète le mot fantôme car j’en ai le loisir », écrit-elle.

Pour un ouvrier du nord de la France au début du XXe siècle, les fantômes vont ouvrir la voie vers une nouvelle vie.

Mineur de fond, Augustin Lesage aurait un jour entendu, dans une galerie, une voix lui disant : « Tu seras peintre. » Il décide d’abord de ne pas trop y prêter attention, question qu’on ne croit pas qu’il avait perdu la tête. Il finit néanmoins par se soumettre à l’influence de cet esprit : il se révèle doué et rencontre même un certain succès en vendant ses toiles – qu’il facture au prix de son salaire horaire comme houilleur.

Cette affaire de médiumnité fournit surtout à l’ouvrier, alors âgé de trente-cinq ans, « une explication sur l’apparition de ses talents initialement cachés », aussi surnaturelle soit-elle. « Les scrupules pouvaient être grands, en effet, à s’affranchir de sa condition ouvrière pour s’ouvrir à d’autres milieux plus aisés. Il fallait un “truc” pour faire passer la pilule auprès du grand public, mais aussi auprès de la bourgeoisie, lui permettant d’accueillir en son sein, sinon Lesage lui-même, du moins ses créations artistico-médiumniques », écrit Charlier. L’artiste Jean Dubuffet, qui lui acheta ses premières toiles, confirme que c’est en faisant passer sa vocation picturale par le biais de la médiumnité spirite que l’ouvrier trouva une brèche dans le barrage socioculturel. « Fallait-il que la confiscation de l’art par la bourgeoisie fût rédhibitoire pour que la prétention d’un ouvrier de communiquer avec Léonard de Vinci apparaisse moins insensée que celle de devenir peintre! », ajoute-t-il. La chance d’Augustin Lesage tient à ce que la communication avec les esprits était devenue un phénomène de société qui passionnait plusieurs des grandes personnalités à cette époque. Le spiritisme lui a fourni une explication plus crédible que l’incongruité sociale voulant qu’un homme inculte, issu d’un milieu défavorisé, puisse produire de telles toiles.

Ce n’est pas pour autant que Lesage a cherché à tromper la bourgeoisie le milieu de l’art ; peut-être avait-il seulement besoin de se persuader lui-même, de se donner le droit d’avoir une pratique artistique, de se légitimer. De sortir de son milieu. De changer de vie.

Guldentop est le nom d’un fantôme à la recherche de son trésor. Dans ce livre éponyme de la romancière belge Marie Gevers, réédité chez Espace Nord au début de l’année 2024, la narratrice, une petite fille, entend les adultes qui l’entourent raconter les histoires des facéties de cet esprit malveillant.

Guldentop me paraît un prétexte, pour Marie Gevers, pour décrire le domaine familial de Missembourg où elle a grandi, pour partir sur les traces de son enfance en évoquant ce fantôme. Contrairement à beaucoup d’enfants – et nombre d’adultes aussi ! –, elle ne craint pas les fantômes et surtout pas celui-là, qu’elle affectionne particulièrement. Quand elle finit par apprendre où se cache ce trésor qui empêche Guldentop de reposer en paix, elle décide de ne pas le lui révéler : que serait un fantôme sans sa quête perpétuelle, irrésolue ?

Anne-Marie La Fère et Pierre Halen, dans leurs textes d’accompagnement à cette édition, remarquent le rapprochement entre superstition et désir qui s’opère chez Marie Gevers. Ils voient dans la figure de Guldentop – « beau fantôme séducteur » ou « vieux revenant en casquette », « de toute façon un prolétaire » – un symbole de rêve et de plaisir dans un monde où règnent les idées positivistes. Mais si Guldentop revient hanter les vivants, c’est que quelque chose qu’il désire lui manque, et ce qui lui manque, c’est peut-être le plus qu’a aussi voulu la laitière de la légende dont s’est inspirée De Vos : la richesse, des ressources, du capital, une fortune pour sa famille. Marie Gevers raconte que tous ceux qui ont porté ce nom, Guldentop, ont espéré trouver le trésor.

Ce fantôme, il paraît que chacun le voit selon sa propre idée. Quand elle soupçonne les lecteur·rices de se demander quelle figure, quelle apparence, quelle stature a Guldentop, elle leur répond que « chacun le voit d’une manière différente ». « Mais cela ne prouve pas qu’il n’existe pas », nous avertit-elle. « Concevez que j’existe, moi. Je suis une réalité. Eh ! bien, chacun me voit différemment pourtant. »

Le fantôme est ce qui n’apparaît pas complètement, il s’est parfois creusé un abri entre les lignes. Il dresse un pont entre deux mondes et, s’il souffre de n’être dans ni l’un ni l’autre de ces mondes à sa place, il trouve peut-être là aussi l’espace d’une liberté sinon impossible.

L’oiseau qui s’abreuve à la fontaine, que lui arrive-t-il quand la fontaine disparaît ?

La laitière ornait une des pompes publiques qui ne se sont pas toujours bornées au rôle décoratif qu’elles jouent aujourd’hui. Au début du xixe siècle, une disette d’eau à Bruxelles et l’insalubrité des étangs force le conseil communal à commencer à penser à une distribution générale de l’eau potable non plus dans chaque rue mais dans chaque maison, pour favoriser l’hygiène privée et combattre le choléra. Malgré les prix modestes, peu de gens furent tentés de s’abonner à ce nouveau mode de distribution et, pour les y inciter, la ville de Bruxelles démolit les fontaines publiques. Des 169 fontaines que comptait la ville en 1855 lorsque le premier réseau de distribution fut aménagé, il n’en reste plus aujourd’hui que 70, dont beaucoup sont de création récente. Devenues inutiles, elles disparaissent à mesure que les maisons se raccordent au réseau de distribution d’eau. Les installations de distribution d’eau sont munies d’un compteur et un prix proportionnel à la consommation est réclamé. Seuls les quartiers les plus pauvres conservent leurs fontaines publiques. Les classes les moins aisées continuèrent de s’y approvisionner jusqu’à ce qu’elles passent définitivement au statut d’objet monumental.

Si je suis un oiseau, peut-être suis-je un pigeon ? Parfois appelés « rats volants », vus comme une nuisance en milieu urbain, les pigeons sont sujets aux récriminations et aux exterminations. On leur reproche de salir les édifices publics et d’accélérer leur détérioration avec leur fiente très acide qui contiendrait de surcroît de nombreuses bactéries pouvant être responsables chez les humains de la salmonellose, de la tuberculose ou de l’E. coli. On leur reproche même leur roucoulement : « de temps en temps ça peut être plaisant, mais à longueur de journée c’est exaspérant », explique un exterminateur sur le site Web de sa compagnie. Au Québec, les pigeons ont le statut de petit gibier : il faut un permis de chasse pour pouvoir les tuer, et toute forme de chasse est évidemment interdite en pleine ville. En Belgique, jusqu’en 2022, il était possible d’obtenir une dérogation pour pouvoir capturer et mettre à mort des pigeons si une entreprise ou une institution considérait que leurs excréments constituaient une nuisance. Une technique en réalité cruelle et peu efficace : personne n’allait chercher les oiseaux capturés dans les pièges, qui mouraient alors de soif. Les matériaux des bâtiments, en pierre bleue ou blanche, résistent mieux aux fientes que le marbre, par exemple. Des études montrent que le risque sanitaire est plutôt faible : les maladies colportées par les pigeons sont peu virulentes et ne peuvent être transmises à l’humain qu’en cas de contacts très fréquents avec l’animal. Donna Haraway, dans son Manifeste pour les espèces compagnes, rappelle que les pigeons ont travaillé comme espions transportant des messages, comme pigeons voyageurs, comme sujets de tests psychologiques, et bien d’autres choses encore. Ce sont « des agents compétents […] qui se rendent mutuellement, et rendent mutuellement capables les humains, de pratiques sociales, écologiques, comportementales et cognitives situées ». Et s’il nous fallait approcher les vivant·es qui partagent notre espace en empruntant leurs manières d’être plutôt qu’en les considérant au mieux comme des objets à contempler, au pire comme des nuisances à éliminer ?

Dans les notes que j’ai prises au Musée de l’Eau et de la Fontaine où, m’intéressant au cas de La laitière de De Vos, je suis allée consulter de la documentation sur les fontaines de Bruxelles, je remarque que j’ai souvent écrit « fantôme » plutôt que « fontaine ».

Leurs trois syllabes respectives partagent (presque) le même phonème initial : la consonne fricative [f], l’occlusive [t], les nasales [m] ou [n]. Leur proximité me paraît indéniable.

Dans Being a Chair, Janne-Camilla Lyster remarque que, parfois, quand elle lit, quelque chose attire son attention qui s’avère ne pas avoir été là. Elle a mal lu. C’est devenu un aspect important de l’écriture pour elle : elle note ce qu’elle croit avoir lu, quelque chose qui n’avait pas de sens dans le contexte du texte original, mais qui, précisément, a créé un glitch, une dissonance qui traverse son corps, une sorte de friction qui a généré l’étincelle d’un mouvement. Si je prends deux mots et que je les déplace, juste pour voir : quel effet ça fait au mot que l’autre se trouve devant, derrière, dessus, dessous ? demande-t-elle.

Parmi certaines des approches corporelles ou philosophies du mouvement auxquelles je me suis mise à m’intéresser et que j’ai commencé à pratiquer – en dilettante –, certaines possèdent un vocabulaire qui leur est propre. Les termes utilisés par les facilitateur·rices de ces séances sont comme des raccourcis. Ils permettent d’inviter un état, une sensation, une conduite, dans le corps des danseur·euses, sans multiplier les mots utilisés pour les décrire. Quand les choses ont un nom, elles ont tout à coup une vie qui leur appartient.

Le folkloriste Louis Quiévreux affirme, dans ses Perles et curiosités des communes belges, que la légende la laitière reste vive dans la mémoire de tous les Bruxellois·es. Pourtant, depuis que je suis arrivée ici, toustes celleux à qui j’en ai parlé ne la connaissaient pas.

Chaque jour, je passe devant la sculpture de la laitière. J’ai décidé de m’installer près d’elle au moins une minute, chaque fois, et de filmer la circulation sur la petite place. Jamais personne ne la regarde. Les curieux·ses qui s’arrêtent prennent des photos de la devanture de la façade de l’église Saint-Nicolas ou de la bijouterie de Witte. Elle verse le lait dilué de son cruchon dans une tasse depuis plus de trois siècles ; nul·le ne veut boire de son eau. Un jour, un couple s’est approché d’elle et alors j’ai arrêté de filmer, craignant d’être intrusive. Je pensais qu’ils souhaitaient prendre une photo – un selfie, qui pour moi est un geste intime même en public, alors je ne les ai regardés que d’un œil. Finalement, la femme s’est appuyée sur le socle de la statue pour troquer ses talons hauts contre des baskets. Devant le Manneken Pis, en revanche, se presse à toute heure du jour une foule compacte de touristes. On appelle le petit homme qui pisse, dans certains des livres sur les fontaines que j’ai feuilletés, « le plus ancien bourgeois de Bruxelles ».

Certaines choses, parce qu’on n’en parle pas, n’existent pas.

Bibliothèque

Bertrand Belin, « Oiseau », Tambour Vision, 2022
Emma Bigé, Mouvementements : écopolitiques de la danse, Paris, La Découverte, coll. « Terrains philosophiques », 2023
Philippe Charlier, Autopsie des fantômes. Une histoire du surnaturel, Paris, Tallandier, coll. « Texto », 2022
Cynthia Cruz, The Melancholia of Class: A Manifesto for the Working Class, London, Repeater, 2021
Deborah Dundas, On Class, Windsor, Biblioasis, 2023
Laurence Gagné, S’évincer : écriture et démantèlement, Montréal, Le Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2023
Marie Gevers, Guldentop : histoire d’un fantôme, Bruxelles, Espace Nord, 2024
Claude Guy, Les vivants et leurs fantômes : de la hantise au symptôme, Paris, Imago, 2019
Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020
Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses universitaires de France, 2014
Anne Juren, Lesson on Gravity, Oslo/Bruxelles, Varamo Press, coll. « gestures », 2023
Janne-Camilla Lyster, Being a Chair, Oslo/Bruxelles, Varamo Press, coll. « gestures », 2023

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L’autrice remercie Noémie, du service pédagogique du Musée de l’Eau et de la Fontaine, à Ottignies, de lui avoir donné accès à une sélection de livres sur les fontaines de Bruxelles.

Karianne Trudeau Beaunoyer
22.02.2024