Traduire à Seneffe (3) : Emmanuèle Sandron traduit Joost de Vries

Emmanuèle Sandron
06.02.2020
texte d’auteur·ice
Emmanuellesandron Seneffe2019

Seule traductrice belge francophone parmi une dizaine de traducteurs étrangers (mais entourée d’une poignée d’auteurs belges de langue française), j’ai eu la chance d’être accueillie au Collège des traducteurs et auteurs de Seneffe pour sa réouverture, sous l'aile de Passa Porta, en août 2019. Dans le silence monacal de ma cellule, j’y ai travaillé à un des romans les plus difficiles qu’il m’ait été donné de traduire, Oude Meesters, du Néerlandais Joost de Vries.

Leurs ailes de géants

Né à Alkmaar en 1983, Joost de Vries est déjà à la tête d’une œuvre impressionnante par son intelligence, son érudition et son humour caustique : Clausewitz, inédit en français, L’Héritier (titre original : De Republiek), que j’ai traduit pour Plon, et Oude Meesters, à paraître aux éditions Les Escales début 2020 sous le titre Leurs ailes de géants.

Deux frères que tout oppose sont propulsés dans une suite de péripéties qui les mènent loin de leur zone de confort. Edmund aurait voulu vivre dans le passé, lorsqu’il était encore possible de découvrir les sources du Nil. Faute de mieux, ce dandy richissime et oisif parcourt le monde dans une vaine quête de sens. Quand l’épouse de son frère disparaît, il part à sa recherche, direction le lieu de tournage maltais d’une série télé à succès.

Prenant le présent à bras-le-corps, Sieger est journaliste dans un grand quotidien d’Amsterdam. Devenu par hasard le seul témoin d’un attentat mené à Berlin contre un politicien ukrainien recherché par Moscou, il s’enfuit, devenant la cible de tous les services secrets.

L’auteur effectue des renvois fréquents de situations et de mots clés d’une partie à l’autre du texte, qu’il organise en miroir(s). Il peut s’agir d’un adjectif, d’une couleur, d’une caractéristique physique, d’un paysage, d’un personnage-leitmotiv, etc. Passant d’abord quasi inaperçus ou fortuits dans la profusion de détails, ces échos apparaissent peu à peu au lecteur – et au plus attentif d’entre eux, le traducteur – comme pris dans un écheveau en réalité très construit, selon un procédé narratif non pas linéaire ou circulaire, mais « en étoile », où ces expressions brillent d’un éclat particulier dans le ciel du texte, évoquant pour moi une véritable constellation.

Au travail !

Loin des bruissements du monde (hormis, aux heures des repas, les tintements de verres et de couverts, bien sympathiques, et les propos littéraires souvent passionnants des autres résidents en français, en anglais, en néerlandais, en espagnol, en russe, en roumain, en bulgare, etc.), cette résidence de traduction m’a assuré le degré de concentration maximale dont j’avais besoin pour repérer dans l’original et tenter de recréer en français ces rimes intérieures.

Faute de place, je me contenterai de présenter ici le cheminement que j’ai suivi pour traduire un mot qui m’a donné pas mal de fil à retordre : eendenbek, littéralement « bec de canard ». Dans trois passages qu’il met en résonance, l’auteur convoque les champs sémantiques du canard et du métal, passant mine de rien de l’anecdotique au traumatique.

Extrait n° 1

Description d’un heaume de conquistador par la costumière de la série télé (p. 108 de l’original, partie d’Edmund)

Toute la description progresse logiquement vers le mot eendenbek, qui arrive en fin de paragraphe. Je cite d’abord l’original, puis une première traduction, avant d’exposer le raisonnement que j’ai suivi. Les mots clés apparaissent en gras.

Ik ben twee maanden met zijn harnas bezig geweest. Het zit in de intro heel lang en duidelijk in beeld, heel close up. Het is van leer, maar we hebben het met een goedje behandeld waardoor het eruitziet als staal. Zijn helm heeft een vergulde hanenkam, en metalen schubben aan de zijkant, het aangezicht is een soort diabolische eend, met manisch opengesperde ogen, waarbij de uitstekende snavel, met giftanden, als een zonneklep net boven de wenkbrauwen van Toibin zit. De onderkant, het deel dat zijn neus en mond bedekt, kan open en dicht. De helm is echt een bek. De schubben heb ik met een minikwastje één voor één rood gelakt, de eendenbek is goud.

J’ai travaillé près de deux mois sur cette armure. Pendant l’intro, on la voit longtemps à l’écran, en gros-plan. Elle est en cuir, mais on a travaillé le matériau pour lui donner l’apparence de l’acier. Son heaume est muni d’une crête, avec des écailles métalliques sur les côtés ; de face, c’est une sorte de canard diabolique, avec des yeux écarquillés, de sorte que le bec en saillie, avec des défenses, fait pare-soleil juste au-dessus des sourcils de Toibin. La partie inférieure, celle qui recouvre son nez et sa bouche, peut s’ouvrir et se fermer. C’est vraiment comme un bec de canard. J’ai peint les écailles avec un très fin pinceau, une à une, en rouge. Le bec est doré. »

Extrait n° 2 : variation de l’extrait n° 1

Description du même heaume du point de vue d’un « sauvage » (p. 164 de l’original, partie d’Edmund)

Zijn gezicht is van metaal, althans: Hurukan begrijpt dat het een masker is, maar het masker is gruwelijk. Het is de bek van een soort vogel, met slagtanden en grote opengesperde ogen. Het glanst als een nachtmerrie van goud.

Il a un visage de fer. Hurukan comprend qu’il s’agit d’un masque, mais ce masque est réellement horrible. On dirait le bec d’un oiseau, avec des défenses, et des yeux écarquillés. Cette vision qui brille comme de l’or semble tout droit sortie d’un cauchemar.

Extrait n° 3

Description d’un avortement (p. 213 de l’original, partie de Sieger)

Padma. Sarie. (1) Toen hij Sarie kort na die eerste kerst naar een kliniek in Amsterdam bracht, dacht hij: als ik zacht doe breekt ze, maar als ik van staal ben versterkt ze zichzelf. Hij moest haar niet laten weten hoeveel hij ervoor zou overhebben om in haar plaats in die stoel te liggen, hoezeer hij gruwde van het idee dat een eendenbek en een klein buisje (2) de Zeven Zegelen des Levens van Sieger jr. zouden doorbreken en haar van binnen zouden leegzuigen (3) – hij moest uitstralen dat het geen big deal was, hij moest het bagatelliseren, want dan kon zij het ook klein houden. Ze zouden er niet over praten, dit wilden ze allebei zo, dat was de afspraak, ze moesten weer verdergaan. Weer door.

Padma… Sarie… (1) Quand il avait conduit Sarie dans une clinique d’Amsterdam, après ce premier Noël, il avait pensé : si je me montre doux, elle va s’effondrer ; mais si je me montre d’acier, ça va la renforcer. Il ne fallait pas qu’elle sache combien il aurait voulu prendre sa place, combien lui faisait horreur l’idée qu’un spéculum et un petit tuyau (2) fracassent les Sept Sceaux de la vie de Sieger Junior, l’aspirent (3) ; il fallait que tout en lui dise que c’était trois fois rien, une bagatelle, afin qu’elle non plus n’en fasse pas une montagne. Ils n’en parleraient pas, c’était leur volonté à tous les deux, ce qu’ils avaient convenu, ils devaient aller de l’avant. Continuer.

(1) L’auteur met côte à côte les prénoms des deux femmes dont sont amoureux les deux frères, attirant l’attention sur un renvoi d’une partie du roman à l’autre.

(2) Quand j’ai compris que l’auteur employait le même mot que dans les deux premiers extraits, eendenbek, cette fois dans son sens gynécologique, je me suis levée de ma chaise de bureau, totalement découragée, je suis sortie de ma cellule en courant et je suis allée faire le tour du parc en invoquant saint Jérôme, patron des traducteurs.

Devant l’eau calme et limpide d’un bassin, j’ai compris que je devais absolument rendre l’effet voulu par l’auteur et créer un effet de résonance entre la description du heaume et la scène de l’avortement. Mais comment ?

D’abord j’ai tiré parti de la présence de « een klein buisje, « un petit tuyau », pour déplier la polysémie de eendenbek.

« (…) combien lui faisait horreur l’idée qu’un spéculum ou un petit tuyau à bec de canard (…) »

Puis je suis revenue à la première description du heaume. Comment introduire là un mot anodin qui pointerait discrètement vers ce qui suivrait ? Impossible d’y placer le mot « spéculum » !

Des recherches sur le champ sémantique de « heaume » m’ont heureusement menée à cette pépite : « bassinet = casque médiéval à visière ». Wikipédia en fournit même un exemple « avec mézail dit à bec de passereaux » ! J’avais trouvé ce que je cherchais. Restait à l’introduire en toute discrétion…

(3) J’ai retravaillé la description de l’avortement à partir de l’idée d’aspiration (leegzuigen) invoquant le geste technique du gynécologue : aspirer… dans quoi ? pourquoi pas dans un petit bassin, autrement dit dans un… bassinet ?

« (…) combien lui faisait horreur l’idée qu’un spéculum ou un petit tuyau à bec de canard fracassent les Sept Sceaux de la vie de Sieger Junior, l’aspirent et le déversent dans un bassinet (…) »

Ensuite, j’ai ajouté le mot « bassinet » en apposition à « heaume » dans le premier extrait, afin de m’assurer que le lecteur français ferait bien le lien entre les deux passages.

« Son heaume, on dit aussi bassinet, est muni d’une crête, avec des écailles métalliques sur les côtés (…) »

Formellement, l’ajout est conforme au style de l’auteur, qui aime se montrer didactique et se plaît à étaler un savoir encyclopédique.

On pose souvent la question de la fidélité en traduction. On voit ici que s’écarter légèrement revient à coller au texte, mobiliser d’autres ressources à rendre les mêmes effets, être infidèle à être fidèle.

Le texte à traduire donne au traducteur des ailes d’albatros. Pendant un temps plus ou moins long, elles l’empêtrent sur le pont du navire. C’est qu’il n’est que lui, qu’il n’a que son pauvre vocabulaire, sa pauvre syntaxe, son pauvre style, et qu’il se trouve appelé à évoluer dans un univers qui n’est pas le sien. Mais peu à peu, il apprend à voler avec ses ailes d’emprunt. Le voilà qui prend de la hauteur et se hisse tant bien que mal à celle de l’auteur qu’il traduit. Le temps de la traduction, il lui pousse des ailes de géant.
Emmanuèle Sandron, 2020
Photo : Anne-Lise Remacle, 2019
Emmanuèle Sandron
06.02.2020