cendres

"Ghosts" était le thème de la dixième édition du Passa Porta festival. Pour la soirée d'ouverture, nous avons donc invité cinq écrivains à partager les fantômes qui les hantent. Eduardo Halfon, Merethe Lindstrøm, Éléonore De Duve, Bregje Hofstede et Jón Kalman Stefánsson ont relevé le défi en écrivant un texte inédit spécialement conçu pour l'occasion. Ils l'ont lu à La Monnaie le vendredi 28 mars. Vous pouvez découvrir ces perles ici.
Cendres
Eduardo Halfon
J’étais assis sur un sofa douillet en velours rouge, attendant de parler aux morts.
Une fille au fait de ces choses-là avait pris rendez-vous pour moi puis griffonné l’adresse de l’appartement penthouse, au dernier étage d’un immeuble tout en brique dans l’un des quartiers les plus riches de Guatemala City. Sentant ma nervosité, pour ne pas dire ma franche appréhension, elle a alors égrené une série de mises en garde.
N'arrive pas en retard, a-t-elle dit, mais pas en avance non plus. Ne porte aucun bijou – ni chaînes, ni bagues, ni même une montre. Ne lui offre pas d’argent. Ne pose pas de questions, laisse-la s’en charger. Et surtout ne la regarde jamais dans les yeux, sous aucun prétexte, m’a-t-elle presque imploré.
Le salon, bien que luxueux, était dépouillé dans sa décoration. Il n’y avait pas de peintures ni de miroirs sur les murs blancs comme la craie, rien qu’un grand crucifix ancien fait de deux lourds blocs de bois sombre, pillé jadis, peut-être, dans un monastère ou une église sans méfiance. Nul objet étrange ne traînait non plus dans la pièce – du moins, je n’en voyais aucun. Pas de bougies noires. Pas de cartes de tarot ni de cristaux d’améthyste. Pas d’os de poulet suspendus.
Soudain, j’ai entendu un bruissement de pas sur le parquet et, me levant du sofa rouge, j’ai vu une vieille dame aux cheveux blancs franchir avec précaution une porte sans battant et s’avancer dans le salon.
***
Quelques semaines plus tôt, mon grand-père polonais, un survivant, était recroquevillé sur son lit de mort, mourant.
Adolescent, il avait survécu à l’invasion allemande de la Pologne, en septembre 1939, alors qu’il vivait encore avec ses parents et ses trois frères et sœurs cadets, à Lodz. Il avait survécu à son tabassage et à sa capture par des soldats nazis moins de deux mois plus tard, une nuit que ses amis et lui jouaient aux dominos dehors, dans la rue. Il avait survécu six ans – c’est-à-dire toute la durée de la guerre – emprisonné dans différents camps de concentration, dont Sachsenhausen et Neuengamme et Buna Werke et Auschwitz où, dès son arrivée, son avant-bras gauche avait été tatoué. Il avait survécu au Block 11 d’Auschwitz, où les prisonniers étaient envoyés pour être triés puis exécutés devant le tristement célèbre Mur Noir –gnadenschuss, disaient les Allemands : une seule balle dans la nuque. Il avait survécu à la faim extrême, à la malnutrition et à la torture et à plusieurs maladies, et il avait même survécu à sa libération en août 1945 – certains de ses compagnons de captivité, après des années de famine, avaient mangé jusqu’à en mourir, m’a-t-il confié un jour. Il avait survécu à l’étrange voyage elliptique qui l’avait conduit de Berlin jusqu’en France, puis Cuba, New York et enfin, de manière fort improbable, au Guatemala. Il avait survécu à une autre guerre, civile cette fois, qui avait fait rage autour de lui et de tous les Guatémaltèques pendant les trente-six années suivantes. Il avait survécu aux deux bandits armés qui l’avaient arrêté sur l’Avenida de las Américas alors qu’il faisait sa marche matinale – ils étaient repartis avec son portefeuille et sa chaîne en or et la précieuse bague ornée d’une pierre noire qu’il avait achetée quarante dollars en 1945, alors qu’il était en route pour le Guatemala, chez un prêteur sur gages de Harlem, et portait à son petit doigt gauche en signe de deuil pour ses parents assassinés, Shmuel et Masha, ses deux sœurs, Raquel et Raizel, et son frère cadet, Zalman. Il avait survécu à une série d’AVC et de crises cardiaques, dont la dernière avait convaincu son médecin de lui intimer l’ordre d’arrêter de fumer (ce qu’il avait fait) et de boire un verre de whisky par jour (ce qu’il avait plus que fait, stockant des caisses entières de Red Label dans un placard). Il avait survécu à tout cela. Mais voilà que, finalement recroquevillé comme un enfant sur son propre lit, mon grand-père était en train de mourir.
Cela faisait deux ou trois jours qu’il était éveillé et parlait en yiddish à sa défunte mère.
Elle était debout devant lui, n’arrêtait-il pas de nous répéter, là, au pied du lit. Nous tentions de le raisonner, de lui dire qu’il n’y avait personne dans la chambre, mais il continuait de lui parler en yiddish. Nous ne comprenions pas ce qu’il disait, d’ailleurs. Personne dans la famille ne parlait le yiddish, si bien que nous nous regardions avec un mélange d’inquiétude et de confusion. J’avais l’impression que mon grand-père mourant était comme l’ultime survivant d’une ancienne civilisation, sur le point d’emporter avec lui les derniers mots intelligibles. Les médecins ne prêtaient guère attention à ses crises – de simples délires, disaient-ils – et n’arrêtaient pas de lui donner des médicaments contre la douleur, mais aussi des somnifères, de plus en plus puissants. Rien n’y faisait. Ils nous disaient qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Les hallucinations, disaient-ils, étaient normales dans l’état où il se trouvait. Mais à la certitude que je lisais sur le visage de mon grand-père, et au ton qu’il prenait lorsqu’il s’exprimait en yiddish, je savais qu’il était convaincu que sa défunte mère se trouvait là dans la chambre, avec nous.
Le lendemain – son troisième ou quatrième jour sans dormir ou presque –, mon grand-père s’est mis à parler à un officier nazi en allemand, langue que, du moins d’après ma mère, il ne maîtrisait pas.
L’avait-il apprise dans les camps avant de refuser ensuite de la parler ces soixante dernières années, de la même manière qu’il avait refusé et rejeté tout ce qui était allemand ? Ou bien ne lui revenait-elle que maintenant, sous le coup de sa détresse présente, comme tant d’autres détails et images et histoires de l’époque des camps, qu’il avait oubliés ou réprimés des décennies durant ? Personne dans la famille ne parlait non plus l’allemand, et nous n’arrivions pas à saisir ce qu’il disait. Mais son ton et son attitude lorsqu’il s’adressait à l’officier nazi tranchaient du tout au tout. Il bégayait de peur et d’obéissance. Ses lèvres semblaient prises de tremblements. Ses yeux balayaient précipitamment la chambre comme s’il cherchait désespérément un moyen de s’enfuir. À un moment, s’agrippant aux draps comme si sa vie en dépendait, il nous a murmuré que l’officier au pied du lit était venu pour l’emmener. Je n’arrêtais pas de fixer le même endroit au pied du lit, plissant les yeux puis les écarquillant puis les plissant à nouveau, comme si l’officier allemand était une silhouette cachée dans l’une de ces affiches Magic Eye avec leur illusion d’optique – et qu’il fallait que je me concentre pour faire apparaître l’image. Aucune raison de s’inquiéter, répétaient sans cesse les médecins en apportant des pilules de plus en plus grosses et de plus en plus puissantes (je me souviens d’un petit comprimé violet, qu’ils ne manipulaient qu’avec des gants ou une pince à épiler). Une nouvelle hallucination, rien de plus, disaient-ils.
Quand je suis retourné le voir, quelques jours plus tard, mon grand-père s’adressait en allemand à un groupe d’officiers nazis.
Il semblait encore plus confus. Ses mots étaient désormais étouffés et mal articulés. Ses yeux bleu nuit injectés de sang et vitreux. Nous n’arrivions pas à savoir combien d’officiers nazis se trouvaient dans la chambre et encerclaient le lit en attendant – il n’en démordait pas – de l’emmener. Mais de l’emmener où ? aurais-je voulu demander. De le ramener dans les camps ? À Sachsenhausen, près de Berlin, d’où il avait finalement été libéré ? Dans sa minuscule cellule au sous-sol du Block 11, où un boxeur polonais lui avait appris, en l’espace d’une nuit, comment sauver sa peau en utilisant les mots plutôt que les poings ? Dans l’au-delà ? Sa défunte mère semblait être là, elle aussi, mais ce n’était qu’une supposition de notre part, fondée sur le fait que, de temps en temps, son expression s’adoucissait et qu’il prononçait des mots plus doux, en yiddish.
Ma grand-mère était assise au bord du lit, parfaitement immobile, à côté de mon grand-père. Son genou gauche était bandé (j’apprendrais par la suite qu’elle l’avait cogné dans quelque chose). Elle avait l’air perdue. Elle pleurait en silence en tenant l’une des mains de mon grand-père dans les siennes. Si bien que je suis juste resté assis là avec elle pendant un moment, tout près aussi du corps frêle et tassé de mon grand-père, à écouter sa lourde respiration et ses divagations confuses, en m’interrogeant sur toutes les autres personnes présentes dans la chambre, qu’il était le seul à voir.
Fritz, ai-je cru l’entendre maugréer une ou deux fois.
C’est ainsi qu’il avait pris l’habitude de m’appeler, dernièrement – Fritz. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que c’était un surnom, ou une marque d’affection, un peu bizarre ; pas plus qu’il ne m’était venu à l’esprit de lui demander pourquoi il s’était mis à m’appeler comme ça. Aujourd’hui, des années plus tard, je sais que Fritz, le diminutif de Friedrich, était l’un des surnoms péjoratifs donnés aux soldats allemands pendant la guerre (avec boche, ou schleuh), et il n’est pas très difficile pour moi d’imaginer que c’était là que mon grand-père l’avait appris : pendant la guerre, dans tous les camps de concentration où il avait été prisonnier. Mais il m’est toujours impossible de comprendre quelles pirouettes de la langue et de la mémoire avaient pu le conduire à l’utiliser avec moi, son petits-fils aîné, qui n’étais ni un Allemand, ni un soldat, et encore moins son ennemi. Étrange surnom – sombre et aimant et aussi un peu malicieux, car mon grand-père avait toujours un léger sourire lorsqu’il me le lançait. Bonjour, Fritz, en me souriant depuis son lit. T’en veux un, Fritz, en me souriant tandis qu’il secouait la petite boîte en plastique pleine de Tic Tac à l’orange, toujours présente dans la poche de son pantalon. Entre donc, Fritz, en me souriant depuis le vieux canapé du salon tandis qu’il regardait une émission de variétés mexicaine bas de gamme sur un téléviseur de plus en plus tonitruant. Comment ça va, Fritz, en souriant depuis le bout de la table de la salle à manger tandis qu’il buvait son café instantané avec une petite cuillère en métal, lentement, méticuleusement, cuillerée après cuillerée, comme si ce n’était pas du café mais une tasse de soupe, ou comme si boire le café de cette manière – sans hâte, avec application – était également une chose qu’il avait apprise dans les camps.
Quelques jours plus tard, le jour du sabbat, mon grand-père est mort dans son sommeil.
Nous avons accompli les rituels habituels. Le lavage du corps. Les prières pour les morts. Les bougies qu’on allume et les miroirs qu’on recouvre. Les poignées de terre jetées sur le cercueil. Les chemises qu’on déchire. Les sept longues journées de deuil assis sur des matelas miteux posés à même le sol. Mais pendant tout ce temps, je n’arrêtais pas de penser aux apparitions ou hallucinations ou je ne sais quoi d’autre qu’avait eues mon grand-père, pendant les derniers jours de sa vie. Je n’ai rien dit à personne, bien sûr – je savais que la Torah interdisait de parler aux fantômes des morts. Plus précisément, dans le cinquième livre, le Deutéronome, que je suis allé consulter plus tard : Qu’on ne trouve parmi vous personne qui sacrifie son fils ou sa fille par le feu, qui s’adonne à la magie ou à la divination, qui observe les présages ou commette des actes de sorcellerie, ou jette des sorts, ou qui soit médium ou spirite, ou qui consulte les morts. Quiconque fait ces choses est en abomination à l’Éternel.
Des semaines ont passé, peut-être même un mois ou deux, sans que je puisse chasser de mon esprit l’expression hantée de mon grand-père tandis qu’il voyait ou croyait voir ses ultimes visions, jusqu’à ce que je trouve le courage de m’aventurer hors des limites sûres de mon propre monde et de pénétrer dans l’appartement cossu de la vieille dame aux cheveux blancs qui était soi-disant capable de communiquer avec les défunts.
***
Elle se faisait appeler Señora Martina.
Je n’ai jamais su si c’était son prénom ou son patronyme, ou peut-être le surnom qu’elle utilisait quand elle faisait ces choses-là. Je n’ai pas demandé son nom complet. Mais même si je l’avais demandé, et même si je m’en souvenais après toutes ces années, je dirais que je ne le connais pas, pour la protéger ainsi que sa famille.
Elle était assise en face de moi sur un sofa de velours rouge identique, positionné de l’autre côté d’une table basse en bois. J’avais trouvé étrange qu’en entrant dans le salon, elle se dirige tout droit vers ce sofa sans un salut ni un regard dans ma direction, et entreprenne alors de s’asseoir maladroitement, comme un enfant qui se serait hissé sur un meuble surdimensionné qui n’était pas le sien (plus tard, l’image me reviendrait de ses pieds pendant dans le vide juste au-dessus du sol). J’étais également surpris par son apparence – tout à fait quelconque, une allure de grand-mère presque, avec son pull-over beige clair et son pantalon marron foncé. Très loin, j’ai un peu honte de l’avouer, de la cape et du chapeau noirs auxquels je m’attendais.
Elle a posé ses mains pâles et osseuses sur ses genoux, s’est adossée au fond du sofa et m’a demandé d’une voix ténue ce qu’elle pouvait faire pour moi.
J’allais lui répondre quand une vieille femme de chambre en uniforme bleu marine est entrée, apportant un plateau d’argent. C’était la même femme aux cheveux gris qui avait ouvert la porte d’entrée quelques minutes plus tôt puis m’avait guidé à travers un long couloir jusqu’au salon. Je l’ai regardée s’approcher de la table basse, se courber avec apathie, laisser là son plateau puis ressortir de la pièce – tout cela en silence. Même ses pas étaient quasiment inaudibles.
Il y avait quatre choses sur le plateau d’argent, parfaitement alignées sur un napperon blanc brodé : un petit bol en céramique qui pouvait être un cendrier, un fin couteau plaqué or, une carafe d’eau tiède et un verre à liqueur vide – un seul. Mais j’ignorais si ces choses m’étaient destinées à moi, ou à Señora Martina, ou à quelque cérémonie illicite.
Je me suis redressé sur mon sofa, un peu nerveux.
Après l’avoir remerciée de bien vouloir me recevoir, j’ai commencé à lui expliquer en détail tout ce qui s’était produit pendant les derniers jours de la vie de mon grand-père. Son anxiété et son manque de sommeil et le flot ininterrompu de pilules données par ses médecins. Les apparitions ou hallucinations, d’abord de sa mère assassinée, puis des officiers nazis encerclant le lit – des souvenirs de l’époque des camps qui l’avaient soudain assailli, après soixante ans de silence ; soixante ans à nous dire avec un sourire narquois que le numéro à cinq chiffres sur son avant-bras gauche était son numéro de téléphone, et qu’il se l’était fait tatouer là au cas où il l’oublierait ; soixante ans à ne pas vouloir parler de ce qui lui était arrivé pendant la guerre.
Señora Martina, le regard toujours baissé, ses mains jointes posées calmement sur ses genoux, a écouté sans m’interrompre jusqu’à ce que j’en aie terminé.
Mais alors, pourquoi êtes-vous là ? a-t-elle demandé dans un murmure.
Je suis resté silencieux un moment, m’efforçant de ne pas la regarder dans les yeux.
Je crois que j’aimerais comprendre ce qui est arrivé à mon grand-père, ai-je dit. J’aimerais savoir s’il hallucinait vraiment, comme l’affirmaient ses médecins, à cause probablement de tous les médicaments contre la douleur et les somnifères, ou s’il était, qui sait, visité par des fantômes.
Ce dernier mot lui a fait lever les yeux. Du moins, c’est l’impression que j’ai eue depuis l’autre côté de la table sans la regarder en face.
Dites-moi, jeune homme, vous croyez aux fantômes ?
J’ai été un peu désarçonné par sa question, ou plutôt par le caractère direct de celle-ci, mais j’ai finalement réussi à balbutier que je n’en étais pas sûr.
Je vois, a-t-elle dit. Mais alors, si vous n’êtes pas sûr que les fantômes existent, qu’importe si votre grand-père a été visité par des apparitions ou des délires ou des fruits de sa propre imagination ? Est-ce que ça changerait quelque chose ?
Je suis resté silencieux, songeant que je n’avais rien à faire là – que j’avais envie de partir.
Vous pouvez partir à tout moment, si vous le désirez, a-t-elle dit, ayant peut-être lu dans mes pensées, ou déchiffré ma posture ou, très probablement, l’expression de mon visage. Quoi qu’il en soit, a-t-elle poursuivi, je vais vous reposer la question. Ce que votre grand-père a pu voir ou croire qu’il voyait depuis son lit de mort, durant les derniers jours de sa vie, a-t-il encore une quelconque importance ?
Elle a semblé sourire, quoique de manière quasi imperceptible.
Je vais vous poser la question autrement, a-t-elle dit. Avez-vous besoin de découvrir quelque chose en particulier ?
J’ai répondu que non.
Une information cruciale, peut-être ?
Non.
Une preuve manquante ?
Non.
Alors pourquoi déranger les fantômes des morts ?
Je n’ai pas su quoi répondre.
Señora Martina, d’un ton dont j’ai jugé qu’il était moins dans la confrontation, m’a demandé si je savais ce qu’était Berakhot. Je lui ai répondu que je n’en avais aucune idée.
Berakhot, a-t-elle dit, est le nom du premier traité du Talmud. De votre Talmud, a-t-elle insisté, avant de poursuivre. Dedans, le rabbin et érudit Abba Benjamin déclare que si l’œil avait le pouvoir de discerner tous les démons et les esprits et les fantômes – mazikim, c’est le mot hébreu qu’il emploie –, nulle créature ne serait capable de leur résister.
Elle s’est interrompue pour me laisser le temps d’assimiler cette idée de tous les démons.
Et Rav Houna, a-t-elle continué, qui a vécu dans la Babylonie antique, dit dans ce même Berakhot que chacun d’entre nous a mille démons sur sa main gauche (elle a levé sa main gauche, comme pour me montrer les mille démons qui vivaient là), et dix mille sur sa main droite (elle a baissé sa main gauche et a levé sa main droite avec ses dix mille démons minuscules). Et vous croyez votre propre Talmud, n'est-ce pas ?
Supposant qu’il s’agissait d’une question purement hypothétique, je n’ai rien répondu.
C’est bien ce que je pensais, a-t-elle repris, joignant ses mains à nouveau et les posant sur ses genoux comme pour une prière. Mais supposons un instant que vous y croyiez, a-t-elle dit. Le Talmud fournit une instruction très facile à ceux qui veulent savoir s’ils sont visités par des fantômes. Elle a attendu quelques secondes, avant de demander : Aimeriez-vous l’entendre ?
J’ai répondu que oui, bien sûr.
C’est alors seulement que je me suis rendu compte, en m’avançant tout au bord du sofa, que je la regardais droit dans les yeux depuis un bon moment, et elle droit dans les miens. Alors j’ai su. À la manière dont son visage tout entier semblait pétiller d’une sorte de frénésie contenue, j’ai su que j’avais fait ou dit quelque chose de mal.
Avez-vous déjà vu les empreintes d’un coq ?
Les quoi ? ai-je bredouillé.
Les empreintes d’un coq, a-t-elle répété, articulant bien chaque mot.
Décontenancé, j’ai répondu que non.
Eh bien, a-t-elle dit, si vous voulez savoir si vous êtes visité par des fantômes, le Talmud préconise d’attendre la nuit, de prendre des cendres tamisées, de les saupoudrer autour de votre lit et, au matin, en vous réveillant, vous y verrez ce qui ressemble aux empreintes d’un coq.
Señora Martina a entrepris de se lever péniblement de son sofa.
Vous n’avez pas besoin de moi, a-t-elle dit dans un soupir en posant les pieds sur le plancher, et c’est tout ce qu’elle a dit.
Je l’ai regardée marcher lentement jusqu’à l’autre bout du salon et disparaître à travers cette même porte sans battant par laquelle elle était entrée, comme s’il ne s’agissait pas d’une porte, mais d’un seuil donnant sur une autre dimension.
Je suis resté assis là. Je ne savais pas quoi faire. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé, ou ne s’était pas passé, et n’arrivait pas à décider si je me sentais avant tout perplexe ou déçu – un peu des deux, assurément. Et j’étais encore assis sur le sofa en velours rouge, à me demander ce qu’il fallait faire, quand soudain la même femme de chambre est revenue dans la pièce, vêtue de son uniforme bleu marine immaculé.
Elle marchait vers moi d’un pas aussi silencieux et léthargique que celui de Señora Martina. En l’observant, l’idée m’a traversé l’esprit que les deux femmes, quoique très différentes, étaient d’une certaine façon identiques. Elles avaient le même âge, la même corpulence et la même attitude. Et elles avaient toutes les deux la même manière, exactement, de se déplacer – elles glissaient sans bruit à travers la pièce.
Elle a atteint la table basse et s’est plantée devant moi, stoïque, inexpressive, le menton dressé, épaules voûtées et les mains dans le dos.
Je vais vous raccompagner, a-t-elle dit d’une voix rauque, tendant une main précautionneuse pour m’offrir une petite urne en verre scellée par un bouchon de champagne et remplie de cendres grises fines comme de la poudre.
Traduit de l'anglais par David Fauquemberg.