Milky way

Alexis Alvarez
10.11.2023
Texte d’auteur
Max titov 9 U8d Zz8ni S0 unsplash

Comme chaque année au mois de novembre, Passa Porta rejoint "La Nuit des écrivains", un rendez-vous médiatique pour noctambules épris de littérature. Une discussion avec six écrivains en public sur la scène du Théâtre 140, retransmise en direct sur les ondes de La Première. A cette occasion, nous avons demandé au poète et auteur belge Alexis Alvarez (Exercice de chute, Une année sans lumière, Relation) ce que lui inspirait de passer la nuit... Un texte inédit, à lire et relire ici.

Avec qui avez-vous passé la nuit ? Où ? Comment ? Dans quelle position, dans quels draps, quels bras, quel bar ?

Passer la nuit comme une frontière. La laisser derrière nous comme un cap franchi. Comme un test réussi.

Enfant, la nuit est trop souvent une épreuve qu’on traverse seul. Un tunnel où on est retenu prisonnier, car les adultes ont décidé que « voilà, c’est l’heure d’aller se coucher ». Eux, les enfoirés, ils continuent. La soirée bat son plein, on entend leurs rires ou leurs disputes étouffées mais on ne peut pas rester, on est sommés de prendre congé, cesser toute activité. Je suppose que la mort c’est aussi comme ça. On resterait bien mais non il faut y aller et les autres vont continuer à s’amuser, à picoler, à danser, à se frotter les uns aux autres, à regarder des films et des TikTok, à caresser des chiens et à manger des vaches, mais non, toi tu dois aller te coucher. C’est l’heure. L’heure de s’enfoncer dans la nuit.

Je me souviens que pour moi c’était particulièrement éprouvant. Outre les peurs habituelles, le feu, les monstres, les fantômes, j’étais terrifié par les extra-terrestres. J’avais lu dans un Ciné Télé Revue chez le Dr Hubert des témoignages de gens qui avaient été enlevés la nuit par des aliens qui leur prélevaient un rein, qui leur implantaient un minuscule losange métallique dans la vessie. Le lendemain, ils s’éveillaient dans leur lit, sans s’être aperçus de rien, et sans qu’on relève aucun signe d’effraction. Ça signifiait donc que rien ne pouvait me protéger contre ces horribles incursions, ni mes parents, ni l’alarme, ni les portes fermées à double tour, rien. Ils venaient et ils aspiraient les gens par une faille spatio-temporelle et le lendemain on ne se souvenait plus de rien, mais on avait une croix en titane greffée dans l’abdomen.

Passer la nuit, une sacrée affaire.

Passer la nuit, la catapulter dans le passé. Une fois qu’elle y est, elle en bouge rarement, du passé. Aucune mention de nos nuits sur Google agenda. Pourtant, certaines nuits laissent des traces tout de même, et pas que des moitiés de durum oubliées dans la poche d’une doudoune. Des résidus amers qu’on régurgite encore de temps en temps. Des rêves acides, aigres doux, sucrés, écœurants. Ça dépend des soirs. Ça dépend comment la nuit est lunée. Quel rythme elle imprime aux ténèbres. Des nuits où le cœur bat vite, secoué par les basses et les flashes lumineux, la proximité des corps et les parfums forts. Des nuits au pouls ralenti, où l’obscurité a deux de tension.

Passer la nuit, en anglais to spend the night. À quoi avons-nous bien pu dépenser la nuit ?

Combien nous en reste-t-il encore dans notre porte-monnaie des nuits, à dépenser ? Avant de s’entendre dire « allez, on va se coucher maintenant, c’est l’heure ».

Et comment seront-elles ? Une nuit d’été sur les rives du Bosphore dans un palace cinq étoiles ou une nuit d’hiver dans le sas d’une agence bancaire, emmitouflé dans un sac de couchage qui sent l’urine ? Qui sait ? Qui sait quels secrets opaques la nuit manigance pour nous.

On l’a peut-être un peu trop dépensée la nuit d’ailleurs, un peu trop usée.

Car oui je vous l’annonce, sœurs humaines, frères humains, on a même réussi à flinguer la nuit. On dit que dans une génération, il n’y aura plus de nuit. Aujourd’hui, là tout de suite, la voûte céleste est mille fois plus éclairée qu’il y a un siècle. Le ciel sur ma tête, sur nos têtes n’a bien souvent d’étoilé que le nom. Autant dire qu’on verra plus facilement la voie lactée en déballant un milky way qu’en levant les yeux. Sœurs humaines, frères humains, on a même réussi à flinguer la nuit.



Alexis Alvarez
10.11.2023