Traduire à Seneffe (2) : Alex Niemi traduit Vincent Tholomé
Il nous semblait essentiel, dans le cadre du Collège des traducteurs et auteurs de Seneffe, d’encourager, dès la reprise de cette résidence sous l'aile de Passa Porta en août 2019, de jeunes traducteurs littéraires prometteurs, parfois à leur première publication.
Alexandra Niemi est titulaire d’un baccalauréat universitaire en langues romanes et littératures (Université de Michigan, Ann Arbor, 2011) et d’une maîtrise en traduction littéraire (Université d’Iowa, 2014). Elle est actuellement lectrice de langue et culture russes à l’université d’Iowa City. Outre son travail de traduction en continuité autour du travail de Vincent Tholomé, elle a pour projet la traduction en anglais du recueil Journal d’un manœuvre du poète français Thierry Metz (L’Arpenteur-Gallimard) et Для землеройки (For The Shrew/Pour la musaraigne, non encore traduit en français), recueil de la poétesse russe Anna Glazova (prix Andreï Biély 2013). Elle va bientôt sortir un premier booklet, Elephant, chez Dancing Girl Press.
Dans le cadre de la résidence de Seneffe, Alex a participé à une carte blanche à Vincent Tholomé (avec le poète Alexis Alvarez et des vidéos de Véronique Bergen) qui comportait notamment une performance bilingue autour de fragments de Mon épopée, à paraître aux éditions Lanskine, dont nous publions un extrait en français puis en anglais à la suite de cette conversation.
Comment en êtes-vous venus à traduire Vincent Tholomé ?
Alexandra Niemi : J’étais en train de faire un master à l’université d’Iowa. Je parcourais souvent la bibliothèque pour voir ce qui se faisait dans le monde francophone. J’ai trouvé The John Cage Experiences tout à fait par hasard. Je n’avais jamais lu un livre comme celui-là, j’étais vraiment étonnée. J’ai commencé à traduire petit à petit, dans le cadre de l’atelier de traduction de mon master. Mes collègues aussi étaient super frappés par le texte. J’ai donc décidé de m’occuper de l’intégralité du recueil. Une de mes collègues faisait aussi partie de l’atelier de traduction littéraire à l’université d’Iowa. Quand elle a eu terminé son master, elle a travaillé dans une maison d’édition et m’a invité à lui envoyer le texte. Il y a eu une longue période d’interruption avant qu’une possibilité concrète de publication puisse exister.
Quelle surprise de retrouver un recueil de poésie belge dans une bibliothèque universitaire d’Iowa… Comment expliquez-vous ça ?
A.N. : Vincent Tholomé a de nombreux recueils, mais celui-là a obtenu le Prix triennal de poésie et je pense que ceux qui se sont occupés du catalogue ont tenu compte de cette sélection. Dans le cadre de mon master, où on nous demandait également de contextualiser l’œuvre que nous traduisions et d’expliquer notre méthode, j’ai découvert Eugène Savitzkaya, Christophe Tarkos et quelques autres poètes dont on avait l’un ou l’autre titre à disposition. J’avais du mal à trouver quelqu’un à qui m’adresser, parce qu’il n’y a évidemment pas de spécialiste de littérature belge en Iowa. J’étais un peu seule avec cette matière, mais j’ai pu glaner des extraits sur internet et rassembler quelques livres. J’étais curieuse de sonder davantage la littérature belge et la scène poétique de ce pays parce que ce que j’ai découvert dans l’œuvre de Vincent Tholomé, j’ai trouvé ça vraiment très original.
Qu’est-ce qui vous a encouragée à postuler pour une candidature au Collège des traducteurs de Seneffe | Passa Porta ?
A.N. : J’avais réalisé la première version de ma traduction il y a longtemps, quand j’étais encore étudiante. Il me semblait important de pouvoir retraverser le texte et de le réviser et l’appel à candidature étant basée essentiellement sur les auteurs belges, je correspondais aux critères. J’ai entendu parler de cette opportunité grâce à une liste de diffusion aux États-Unis réservée aux traducteurs débutants. J’avais déjà eu vent de l’existence de Passa Porta mais pas encore de la résidence du mois d’août.
Aviez-vous déjà eu l’occasion d’échanger avec Vincent Tholomé avant de le rencontrer in situ ?
A.N. : Avant publication, j’avais retrouvé sa trace via les réseaux sociaux et tout de suite, le courant est très bien passé. Il a été très attentif à mes questions, nous avons échangé à fréquence régulière. J’ai eu l’occasion aussi de travailler sur un film de Gaetan St-Rémy réalisé d’après son livre Cavalcade : Poème anthropophage (2012). J’ai réalisé tous les sous-titres en anglais, toujours en concertation avec Vincent.
C’était votre toute première résidence de traduction. Que retenez-vous de l’expérience ?
A.N. : J’ai beaucoup apprécié l’expérience. Avoir l’opportunité de travailler toute la journée mais de partager ensuite des repas ensemble fonctionne très bien. J’ai l’impression d’avoir beaucoup appris de tous mes collègues. Après avoir terminé mes projets en cours qui concernaient Vincent Tholomé (quelques extraits de Mon épopée et la révision de The John Cage), j’ai pu échanger avec Ivan Riabchyi (traducteur ukrainien) sur mes projets traduits du russe et j’ai pu aiguiller Jan Mysjkin (traducteur belge néerlandophone) dans une traduction de l’anglais vers le néerlandais. Je ne parle pas du tout cette langue, mais on a pu décrypter ensemble la façon dont l’anglais fonctionne, sur un recueil entier. L’expérience était enrichissante : c’était intéressant pour moi de fonctionner pour une fois dans ce sens-là. Comme j’écris aussi de la poésie, c’était riche de pouvoir dialoguer avec d’autres traducteurs-auteurs. Aux États-Unis, c’est plutôt rare de trouver des gens qui font les deux et donc de pouvoir réfléchir ensemble à la façon dont la traduction change les écrits et inversement.
Avez-vous eu des déclencheurs pour d’autres projets lors de ce mois d’août passé à Seneffe ?
A.N. : Vincent Tholomé souhaite me faire découvrir une quinzaine de recueils de poètes francophones (belges ou français) dont il apprécie les voix pour élargir mes perspectives. C’est très généreux de sa part de vouloir partager ça avec moi. C’est une bonne chose pour ses collègues qui souhaiteraient être traduits mais manquent de contacts. Je suis heureuse de servir de passerelle entre ces deux communautés. Regina López Muñoz m’a suggéré de m’intéresser à La Mémoire de l’air de Caroline Lamarche et j’ai beaucoup aimé ce titre : sa structure me paraît parfaite, j’ai été frappée par les images et par la langue assez poétique. Le contact a pu être pris avec l’autrice. Je ne connaissais pas nécessairement son œuvre avant : je savais qu’elle avait gagné le Prix Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière mais je n’avais pas eu l’occasion de la lire jusque là. J’ai hâte de me lancer dans un projet en prose.
De l’avis-même du poète et performer Vincent Tholomé, « le fait de travailler ensemble sur la traduction a réellement influencé la réécriture : sans cette concertation-là avec Alex Niemi, le texte n'aurait pas été du tout pareil, en bout de course ! Notre dialogue opéré dans le cadre de la performance a aussi influé sur Mon épopée ».
MON EPOPEE / CHANT 8. / DES FOIS JE ME CONGEDIE /
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des fois je me congédie
je répands alors des miettes dans la nuque d’un homme
je répands du beurre sur le bras d’un homme
je dis ensuite :
homme à miettes
pardon
j’ignorais tout des intentions suicidaires du
sandwich mien fourré au beurre
ne savais rien non plus des cous oblongs et délicats
des têtes suintant des cous
des mots suintant des têtes
des dos paraissant vides
etc.
c’est fuir ainsi les coups de l’homme rance
ou :
disparaître dans une brume avec un chien
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un jour tout parlera à l’os et à l’ongle
MY EPIC / SONG 8. / SOMETIMES I FIRE MYSELF /
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sometimes I fire myself
so I scatter crumbs in the nape of a man
I spread butter on the arms of a man
then I say:
crumbs man
I’m sorry
I didn’t know anything about the suicidal intentions of
this buttered sandwich of mine
I didn’t know anything about the delicate oblong necks
the heads oozing from necks
the words oozing from heads
the backs that seem empty
etc.
this is how you escape the attacks of a rancid man
or:
disappear into the mist with a dog
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one day everything will speak to bone and nail