ricochet: Hanya Yanagihara, insider-outsider

Mahdieh Fahimi
22.03.2022
Enregistrement
Yanagihara Flagey2022

Mahdieh Fahimi se trouvait parmi les pas moins de six cents spectateurs qui, le 9 mars, ont assisté à l’échange profond entre Hanya Yanagihara et Annelies Beck à Flagey. À notre demande, Mahdieh a écrit à ce sujet un commentaire personnel que vous découvrirez ci-dessous. Nous mettons également à votre disposition un enregistrement vidéo complet de la soirée.


 


« Je me considère comme profondément américaine. » Ainsi commence la réponse approfondie de Hanya Yanagihara à une question de la journaliste et autrice Annelies Beck. À l’invitation de la maison bruxelloise des littératures Passa Porta, les deux femmes se sont réunies le temps d’une discussion en ma présence et celle de centaines d’autres lecteurs et lectrices enthousiastes ayant rempli à craquer la grande salle de Flagey. Cinq ans après le succès détonnant rencontré par Une vie comme les autres, Yanagihara nous présente son nouveau roman.

Je ne me rappelle pas la question précise d’Annelies Beck, qui portait sur un élément de l’histoire des États-Unis, mais cela n’a pas d’importance. C’est l’affirmation de Yanagihara qui m’intrigue. Je me demande si son identité américaine est souvent remise en question. Si c’est le cas, il s’agirait de la plus grande contradiction de son existence. Née d’un côté du pays (Los Angeles) et arrivée à l’épanouissement professionnel de l’autre (New York), elle a passé sa jeunesse aux quatre coins des États-Unis. (Son père, oncologue, déménageait régulièrement avec sa famille d’une ville à l’autre.) Née d’ancêtres coréens et hawaïens, Yanagihara représente aussi deux piliers fondamentaux de la nation américaine : un pays fondé par des immigrants et enrichi par la colonisation et l’esclavage. Selon l’auteure, le titre de son nouveau livre To Paradise n’est d’ailleurs pas tant une référence à la Bible qu’à l’Amérique elle-même.

Mes pensées divaguent vers une critique que j’avais lue dans The New Yorker, dans laquelle l’auteure se demandait si Au Paradis pouvait compter parmi ce qu’on appelle les « grands romans américains ». Il serait le premier signé par une femme asiatico-américaine et le premier à placer des personnages homosexuels au premier plan. Sans m’y attarder plus longuement, la réflexion m’a semblé intéressante. Il faut le dire, Yanagihara est passée maîtresse dans l’art de décrire les plus infimes détails de la vie. Les doutes, les peurs et les désirs avec lesquels luttent ses personnages sont universels, au-delà de l’identité ethnique et sexuelle. Et pourtant ?

En dépeignant une société fictive dans laquelle les obstacles tels que la couleur de peau et l'orientation sexuelle sont plus ou moins flous, elle met le doigt sur les points douloureux qui sont à la base de presque tous les problèmes de la société américaine, notamment le racisme et l'homophobie.

Plus je l’écoutais, plus je comprenais qu’il serait naïf de confondre l’écriture inclusive de Yanagihara avec la neutralité. En dressant le portrait d’une société fictionnalisée dans laquelle les obstacles liés à la couleur et l’identité sexuelle seraient plus ou moins effacés, elle met justement le doigt sur les points faibles qui forment la base de presque tous les problèmes de la société américaine, y compris le racisme et l’homophobie. Yanagihara a raconté comment de nombreux Américains n’osent pas voyager à l’étranger par peur de sortir de leur zone de confort. Comment la pression toujours plus forte de la performance a créé un système qui fait échouer les enfants d’avance. Comment la plupart des Américains ont encore la conviction que le bonheur est à la portée de ceux qui font vraiment de leur mieux. Et que si on ne l’atteint pas, c’est de notre faute. Cela génère une société dans laquelle il y a simplement trop peu d’espace pour le concept de « l’autre ».

Face aux personnages profondément désorientés, incompris et aliénés de Yanagihara, je me demande si elle parle d’elle-même. Ceci fournirait une bonne explication à sa perspective d’insider-outsider. Un regard critique que l’on n’atteint que si on observe les choses à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. « Je veux réécrire l’histoire (et l’avenir) pour les rendre plus inclusifs », dit-elle au public. « Qu’adviendrait-il si notre société était plus généreuse envers tous ceux qui n’appartiennent pas à la norme traditionnelle ? »

Photo: Caroline Lessire pour Passa Porta

Mahdieh Fahimi (1988) est interprète, traductrice et journaliste de cinéma. Née en Belgique et élevée en Iran, elle se cherche une troisième maison dans sa passion pour le septième art, le théâtre et la littérature.

Mahdieh Fahimi
22.03.2022