Quelle arme l’écrivain doit-il choisir ?

Andrey Kurkov
02.03.2022
Texte d’auteur
Ira huz mss I4 TLAE Bs unsplash

Il y a six ans, dans la semaine des attentats terroristes de Bruxelles, le célèbre écrivain ukrainien russophone Andréï Kourkov a prononcé ce texte à Passa Porta. À l'époque, Kurkov était l'un des invités de notre séminaire international d'écrivains sur le thème "Nécessité et besoin" et il a répondu à la question de savoir ce qu'un "écrivain visible" pouvait, voire devait faire en temps de crise.

"Un écrivain peut écrire, enfermé dans son bureau. Écrire des romans ou des essais. Ses romans et essais peuvent déclencher une tempête dans la société, des discussions et même des bagarres. Et alors cet écrivain apparaît lui aussi comme « visible ». Cependant, dans une période comme celle que connaît aujourd’hui l’Ukraine, l’écrivain se devrait d’aller plus souvent dans la rue." Et encore : "Pour moi, la stabilité, c’est l’inviolabilité des frontières de l’État ukrainien."

Ces temps ont tragiquement changé à nouveau ces derniers jours, mais le texte de Kourkov de mars 2016, un plaidoyer pour une réelle visibilité et un dialogue sur le terrain, sonne plus urgent aujourd'hui que jamais ...


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« Un festin en temps de peste. » Cette expression a été régulièrement utilisée, de manière ou non appropriée, par les journalistes et blogueurs ukrainiens pour écrire que durant l’Euromaïdan et la guerre au Donbass, pendant que mouraient (et meurent toujours) des soldats et des volontaires ukrainiens, des bénévoles et de simples civils, nombre de leurs compatriotes préféraient ne pas voir ce qui était en train de se passer.

Les restaurants de Kiev et de Dniepropetrovsk étaient bondés, les hommes politiques et les businessmen ne renoncaient pas leur habitude de vivre dans le luxe et le raffinement. Oui, d’étrange manière, au cours de ces deux dernières années, alors que le monde entier était sens dessus dessous, et que nous avions définitivement perdu foi en l’inviolabilité des frontières de l’État, y compris européennes, héritée de l’après-guerre, les gens, en l’occurrence les citoyens d’Ukraine, se sont trouvés placés devant un choix : vivre en réagissant aux changements, ou bien vivre comme si de rien n’était.

On peut réagir aux changements de diverses façons. Un de mes amis, un Hongrois ukrainien de Subcarpatie, a réagi sur-le-champ et a conduit sa famille en Allemagne. Il n’a pas vendu son appartement de Kiev ni sa maison d’enfance. Mais il a décidé de préserver sa femme et leur quatre jeunes enfants des possibles cataclysmes et angoisses du lendemain. Un autre de mes amis, fonctionnaire de la région de Khmelnitski, s’est enrôlé comme volontaire et est parti au Donbass défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine, en laissant son épouse et sa fille à la maison.

Des dizaines de milliers d’Ukrainiens actifs se sont portés bénévoles pour des missions humanitaires, ont commencé à aider soldats, réfugiés, blessés. Si la réaction aux changements offre à l’être humain le choix de l’action, l’absence de réaction le laisse dans un passé illusoire, déjà révolu, qu’il essaie de sauvegarder en conservant le même mode de vie qui auparavant le rendait heureux.

Ce choix — réagir ou ne pas réagir — s’est posé également aux écrivains ukrainiens. Et ils se sont partagés aussitôt en deux groupes : les écrivains « visibles » et les « non visibles ».

Les « visibles » ont tout de suite senti que leurs paroles et leurs idées les plaçaient à un nouveau degré de responsabilité. Ils ont cessé d’écrire de la fiction et entrepris de travailler comme « nerfs » de l’actualité, en réagissant par des articles dans les journaux, par des blogs, ou simplement des posts sur Facebook à propos de chaque événement leur semblant important, dénonçant les propos douteux ou stupides de certains personnages politiques, les attaques injustifiées contre l’Ukraine de la part de leaders étrangers, les mensonges répandus à l’intérieur ou l’extérieur du pays.

Les écrivains « non visibles » se sont cachés. Ils ont continué à écrire romans et nouvelles, à donner des interviews aux revues chics, ils n’ont pas vu l’intérêt de changer leur mode habituel de pensée et de vie. En raison parfois de leur apolitisme de principe — la tendance à l’apolitisme de principe était jusqu’à récemment en faveur chez la majorité des littérateurs ukrainiens. Cependant les événements dramatiques de ces deux dernières années ont brisé cette tendance. En cause, peut-être, la peur ordinaire et conformiste de se retrouver de l’un ou l’autre côté de la barricade — politique ou réelle. On peut toujours, bien sûr, « planer » au-dessus de la barricade et souligner la pureté de son regard indépendant et son absence d’engagement, mais là encore il convient de posséder un flair politique aiguisé et au moins quelques opinions et sympathies dans le domaine.

Dans l’ensemble, les écrivains « non visibles » se sont simplement retirés de la vie publique, et ont même pour certains commencé à renoncer aux interviews, en particulier s’ils venaient à craindre que le journaliste ne leur pose une question sur leur sentiment quant à la situation dans le pays.

Je ne parlerai pas davantage des « non visibles ». Il n’y en a plus. Ils réapparaîtront quand tout sera redevenu calme et stable. Or ce moment n’est pas près d’arriver encore, si grand soit mon désir d’accélérer sa venue. Je parlerai des « visibles ».

À partir de 1991, à partir de l’effondrement de l’URSS, les littératures des États post-soviétiques ont suivi chacune leur chemin. La littérature russe est restée en lien étroit avec la machine d’État, et quand Boris Eltsine a tenté de bâtir une démocratie, la littérature russe s’est battue pour les valeurs démocratiques. Quand n’a plus été question de construire une démocratie paneuropéenne en Russie et que les leaders politiques ont commencé de parler d’une démocratie russe particulière, les écrivains ont reflété dans leurs œuvres les nouvelles idées et tendances. Et quand le terme même de « démocratie » a déserté le discours des leaders politiques russes, le marché du livre de la Fédération de Russie s’est vu inondé d’une vague de littérature néo-impériale, étato-centrique, s’employant à justifier le changement de point de vue politique et à soutenir — sinon réintroduire — de nouvelles/anciennes valeurs.

On a assisté au retour d’une période de réécriture de l’histoire, or personne ne pouvait mieux y contribuer que les écrivains. Outre de nouvelles biographies (positives et élogieuses) de Joseph Staline et Lavrenti Béria — chef du NKVD (prédécesseur du KGB) —, de nouveaux romans sont parus, glorifiant le « bon » vieux temps soviétique et redonnant, par la même occasion, aux lecteurs et à la société amour et respect non seulement de l’ère stalinienne, mais aussi de la monarchie russe et de l’Église orthodoxe. Les écrivains, pas tous bien sûr, mais dans leur majorité, ont volé au secours du Kremlin dans son entreprise de reformatage de conscience des citoyens, d’unification de la société autour d’une seule idéologie « grand-russe ».

Une partie s’est attelée activement à créer l’image d’un nouvel ennemi — l’Ukraine —, et à restaurer celle d’un vieil adversaire de l’URSS : les USA et l’Europe.

Les écrivains « visibles » d’Ukraine, qui avaient cessé d’écrire de la fiction, sont passés dans la catégorie des témoins d’événements, des témoins et commentateurs. Un grand nombre de reportages a paru ; des écrivains, sans le concours de l’État ukrainien qui ne s’était jamais intéressé à leur opinion ni à leurs compétences, ont commencé à se rendre au Donbass, dans la zone de conflit armé, à y organiser discussions et rencontres, à essayer de secouer des gens qui jusqu’alors n’avaient jamais exprimé leur avis et pensaient que cet avis n’avait aucune importance. Ce processus dure encore. Ceux qui s’étaient écartés de la prose fictionnelle dans l’ensemble n’y sont pas revenus. Mais le temps passe, le temps s’enfuit et, au bout du compte, le cours des événements, en Ukraine, est déterminé par les politiciens, ukrainiens comme étrangers, non par les écrivains.

zone de silence

En automne 2013, j’étais en train d’écrire un roman sur la Lituanie et l’Europe, sur les problèmes d’une jeunesse émigrant d’un pays balte vers l’Europe de l’Ouest, et en même temps je préparais un recueil d’essais sur l’Ukraine où j’expliquais la différence entre les mentalités russe et ukrainienne, entre nos histoires et nos cultures. La fonction « expliquer » m’a toujours paru être l’une des plus importantes du métier d’écrivain. On peut expliquer beaucoup de choses dans les romans, on le peut aussi oralement lors des débats publics, mais c’est par l’essai, par le journalisme politique et social qu’on peut expliquer le mieux.

Seulement cette tentative d’explication de l’Ukraine d’aujourd’hui a été stoppée par l’Euromaïdan né à la fin du mois de novembre 2013. Ce même Euromaïdan a également interrompu mon travail sur le roman. L’a interrompu pendant près de deux ans.

Je me rappelle mon état de « paralysie ». Je comprenais ce qui se passait, mais je ne voyais pas comment les événements allaient évoluer.

Je sais que beaucoup d’autres écrivains ukrainiens se trouvés plongés dans le même état psychologique, comme si on venait soudain de hisser un drapeau rouge au-dessus de nos têtes, suspendant toute activité et imposant à chacun un régime d’attente et d’analyse.

J’ai eu de la chance. Je tiens un journal depuis l’âge de 15 ans, où je consigne mes réactions à tout ce qui attire mon intérêt. Ce journal, dans lequel j’avais aussitôt entrepris de noter les réflexions et les sentiments que m’inspirait l’Euromaïdan m’a évité de rester « gelé » très longtemps. Quand on « pense » par écrit, le tableau des événements en cours devient beaucoup plus intelligible, et plus intelligible aussi devient votre attitude face à ce tableau.

Mon problème s’est trouvé être la taille du tableau. Mais progressivement, je me suis découvert en mesure de m’incarner en deux hypostases : l’observateur analyste et le commentateur, qui tente à la fois d’évaluer les faits et d’expliquer leurs causes et leurs possibles conséquence.

D’une certaine manière, j’ai cessé d’être un écrivain pour me changer en un « citoyen responsable » pour lequel les valeurs de l’État passent au premier plan, laissant celles de la littérature loin en périphérie.

Ces deux dernières années, j’ai pris conscience de l’importance non pas tant de la littérature que de la parole. J’ai compris que la littérature n’apprenait pas aux gens à parler, et par conséquent n’apprenait pas à beaucoup de lecteurs à réfléchir. Le lecteur à moins de mal à souffrir pour les héros qu’à penser pour eux, à analyser leur conduite et à essayer de comprendre où leur comportement et leur attitude face à la vie finiront par les entraîner.

En février 2015, j’ai voyagé dans le Donbass, dans les territoires longeant la ligne de front. À 12 km de celle-ci, tout près de la frontière russo-ukrainienne, j’arpentais un jour les rues maussades de Severodonetsk, petite ville attentive aux explosions d’obus résonnant au lointain, et essayais d’engager la conversation avec les rares passants croisés dans l’artère principale : l’avenue de la Garde. On s’écartait de moi comme d’un pestiféré. Personne ne voulait parler avec un inconnu, mais j’avais l’impression que personne ne voulait parler tout court. Pareille habitude n’existait pas dans la région. On pouvait y écouter ceux qui parlaient, mais ceux qui parlaient, c’étaient les politiciens locaux, les représentants de l’élite politique locale, lesquels ne voulaient pas écouter ceux qui les écoutaient. L’opinion des gens, dans cette région, n’intéressait aucun d’eux. Les gens, donc, s’y étaient habitués et jugeaient leur rôle silencieux et passif comme allant de soi, comme normal. Ils étaient habitués aux ordres, or personne ne leur donnait l’ordre de parler.

Je me rappelle souvent ce voyage. L’unique personne à avoir accepté volontiers de discuter avec moi dans la rue fut un écolier de dix ans qui remontait l’avenue, un petit drapeau ukrainien épinglé à la boutonnière de sa veste. Je l’ai arrêté et lui ai demandé : « Mais tu n’as pas peur ? » Se balader avec le drapeau ukrainien dans Severodonetsk ne doit pas être sans danger, même aujourd’hui où la ville est contrôlée par les autorités centrales.

« Non, j’ai pas peur, m’a-t-il bravement répondu. Dans notre classe, nous sommes tous patriotes, mais tous nos profs sont séparatistes ! Alors nous luttons contre eux ! »

Sans cette rencontre, j’aurais fait une croix sur Severodonetsk et ses habitants. Mais la rencontre a eu lieu, et je continue de penser qu’il faut apprendre aux gens à parler à haute voix, à articuler leurs idées et leurs convictions, même si elles ont opposés aux idées et convictions de ceux qui viendront à les écouter. Bien sûr, la jeunesse, c’est l’avenir, et le fait que la jeunesse soit encore ouverte au dialogue inspire espoir. Néanmoins il faut tenter de parler avec tout le monde.

Dans une autre région d’Ukraine, en Bessarabie, à la frontière avec la Roumanie, près du Danube, j’animais un débat public auquel était venu un grand nombre de personnes âgées, certaines manifestement à la retraite. Quand j’ai voulu les impliquer dans la discussion, l’un des présents s’est indigné et a demandé d’une voix très forte : « Qui vous a envoyé ici ? »

Il avait cru que, tout comme eux, j’étais venu parler parce qu’on me l’avait demandé ou commandé. Mieux, j’avais mission de faire tout mon possible pour qu'ils prennent la parole, eux, les représentants de l’ancienne génération. Pour qu’ils parlent de ce qu’ils jugeaient bon ou mauvais dans ce qui se passait en Ukraine. Ils ont refusé de discuter de politique. Allez savoir ! Peut-être allait-on les filmer en vidéo, puis les montrer ? En revanche, ils se sont plaints de voir partout enlever les monuments à Lénine et rebaptiser les rues comme avant la révolution. Pour eux la stabilité se résumait, et se résume encore, à l’inviolabilité des statues de Lénine et des rues du 26e Congrès du Parti communiste d’Union Soviétique.

Pour moi, la stabilité, c’est l’inviolabilité des frontières de l’État ukrainien.

Mais la discussion a eu lieu, même si elle ressemblait plutôt à échange de monologues difficiles à mettre en rapport les uns avec les autres.

Un écrivain peut écrire, enfermé dans son bureau. Écrire des romans ou des essais. Ses romans et essais peuvent déclencher une tempête dans la société, des discussions et même des bagarres. Et alors cet écrivain apparaît lui aussi comme « visible ». Cependant, dans une période comme celle que connaît aujourd’hui l’Ukraine, l’écrivain se devrait d’aller plus souvent dans la rue. À cet égard il faut rappeler que la nouvelle réalité peut blesser, peut faire souffrir psychologiquement et même physiquement, mais que dans le même temps elle enrichit, elle endurcit et donne un nouveau sens au rôle même de l’écrivain dans la société — une société qui sent la terre se dérober sous ses pieds.

Un pas à gauche

Les crises, en Ukraine, s’achèvent toujours par des élections législatives anticipées. Lesquelles sont parfois suivies d’élections présidentielles anticipées. Parfois c’est le contraire qui se produit. Mais chaque fois, écrivains et poètes se proposent de sauver le pays de la crise. Beaucoup d’entre eux ont ainsi déjà siégé au parlement ou même œuvré dans le domaine diplomatique. Ils ont été élus, bien sûr, non pour la qualité de leur prose ou de leurs idées, mais pour leur talent à parler durant des heures avec éloquence sur des thèmes patriotiques. Je ne veux pas généraliser et je noterai tout de suite qu’il existe de rares exceptions où un bon écrivain devient un bon politique. En Ukraine, un exemple en est l’excellente poétesse et romancière originaire de Bucovine, Maria Matios. Cependant, une personne sincèrement pressée d’aider son pays risque toujours de courir trop loin et de devenir la cause, ou l’une des causes de la crise suivante, des problèmes suivants.

Les uns attendent de l’écrivain de la sagesse, d’autres de la tolérance, d’autres encore des appels radicaux. Grande est la tentation de devenir un leader pour un individu qui, lorsqu’il parle, voit qu’on l’écoute bouche bée. Ceux qui écoutent bouche bée approuvent entièrement l’orateur et ne sont pas prêts à entamer un débat avec lui. Ils n’en voient pas la nécessité. Le maître ès monologues oublie, quant à lui, qu’on doit écouter les autres, et se lance dans une carrière qui n’est pas d’écrivain. Certains ensuite esquissent un pas à gauche, du côté du populisme socialiste, d’autres un pas à droite, mais ce faisant les uns et les autres oublient qu’avant leur entrée en politique ils étaient, ou tout au moins aspiraient à être, écrivains. Eux qui rêvaient d’un public de lecteurs pour leurs livres, attirent un public éphémère pour leurs idées et leurs appels plus ou moins bien formulés. Le meilleur public pour un écrivain, c’est celui qui le regarde dans les yeux et attend qu’il ait fini de parler pour lui poser quelques questions. Me voilà revenu au thème du dialogue.

Sans dialogue il n’y a pas d’écrivain, sans dialogue il n’y a pas de paix, il n’y a pas d’amour. Sans dialogue, la guerre se poursuit sur la ligne de front et dans la tête des gens.

Tous les deux jours on me demande quand je vais écrire un livre sur la guerre. Je réponds : sur cette guerre qui perdure au Donbass, jamais ou pas de sitôt. Sur la Première guerre mondiale ? Peut-être. J’ai déjà écrit sur celle de Tchétchénie. Un écrivain a toujours le choix : tenter d’influer sur la situation ou bien la décrire dans un roman. J’essaie quant à moi d’influer sur elle, en ayant bien conscience du faible poids de mon action. Mais cela ne me désole pas. Cela m’apprend à garder calme et patience.

Pour Passa Porta, mars 2016

Traduit du russe par Paul Lequesne

Photo : Ira Huz sur Unsplash

Andrey Kurkov
02.03.2022