you've got mail - saskia de coster et pauline delabroy-allard s'échangent des lettres (première partie)
Malheureusement, il faudra encore un certain temps avant que les auteurs belges et étrangers puissent se retrouver à Passa Porta. En attendant, nous avons invité quelques auteurs européens à dialoguer par lettres interposées.
Après la correspondance entre le romancier flamand Peter Terrin et le Suisse Peter Stamm, et suite à l'échange de Hedwige Jeanmart avec l'Espagnol Javier Cercas, nous avons demandé à l'autrice flamande Saskia De Coster avec qui elle souhaitait faire connaissance. Elle a choisi d'écrire à Pauline Delabroy-Allard, dont elle avait admiré le roman Ça raconte Sarah (Minuit, 2018), l'histoire d'un amour fou et destructeur entre deux femmes.
Voici l'invitation de Saskia, ainsi que la première réponse de Pauline.
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Anvers, le 20 janvier 2021
La première chose que font certaines personnes lorsqu’elles entrent quelque part est de chercher la sortie de secours. Pour savoir qu’elles peuvent s’échapper au cas où. Un tremblement de terre, une conversation mortellement ennuyeuse, un soudain couvre-feu : on ne sait jamais ce qui peut nous tomber dessus.
Quant à moi, je suis désolée de vous tomber dessus. Ce n’est pas une façon de commencer une lettre, en allant ainsi droit au but, une lettre inattendue, comme si un passant vous giflait de but en blanc dans la rue. Un passant entre dans une maison.
La porte de chez moi s’ouvre et je coupe brièvement la scène de ce moment pour la coller ici : ma compagne vient de rentrer. Riant toute seule, à ma grande surprise. L’une de ses amies, de la maternelle, n’en a plus pour longtemps d’après les médecins, et ma compagne lui rend désormais fidèlement visite chaque semaine. D’ici sept jours, ce ne sera peut-être plus possible, la maladie est imprévisible. Cela ressemble de moins en moins à un adieu, chaque fois de nouvelles histoires émergent, des histoires du temps passé.
Elles viennent juste de « commettre quelques nouveaux assassinats ». En cachette, à l’âge de six ans, elles avaient cueilli et mangé des pommes pas mûres dans le verger de l’école. Pour les punir, Mlle Amélie leur avait dit : « Vous avez assassiné ces pommes ! » Et aujourd’hui, elles ont passé tout l’après-midi à poser des échelles contre des troncs d’arbre et à cueillir des pommes en gloussant. J’ai l’impression qu’elles replongent de plus en plus loin dans les coulisses de leur enfance. Cela aide, quand on s’achemine ainsi vers une fin imprévisible.
écrit l’écrivain turc Mehmet Murat Ildan. Le plus simple est de sortir par l’entrée. Est-ce pour cela que nous retournons si souvent et si facilement dans le passé, parce qu’il est sûr, parce que l’entrée est aussi la sortie de secours en cas d’urgence, parce qu’il peut nous calmer et nous réconforter ? C’est une chose que je remarque souvent dans la littérature, ce retour en arrière dans l’Histoire, cette porte vers l’histoire achevée.
La difficulté du présent, c’est son absence de caractère définitif, nous ignorons comment il finira. Mais cela vaut peut-être tout autant pour le passé. Le passé aussi consiste en deux ou trois routes principales qui traversent le temps, avec une foule de chemins secrets et de panneaux indicateurs alternatifs.
Comment se laisse-t-on guider ? J’ai décidé récemment de prendre un peu de distance par rapport à l’actualité, de passer moins de temps sur les gros titres des journaux. Les nouvelles me laissent parfois à court de souffle, et trop souvent je cherche la sortie de secours. Dans votre merveilleux roman Ça raconte Sarah, vous avez un objectif très clair, vous suivez un seul trajet vers l’extrême. L’histoire d’amour se déroule dans un environnement presque intemporel. Étaient-ce là des choix délibérés – l’objectif et l’intemporalité ?
Le temps file. Mon fils a ouvert le robinet et est assis dans la baignoire. Il fait semblant que l’un de ses genoux est la Sardaigne, l’autre Anvers. Tous deux seront submergés, explique-t-il, mais Anvers disparaîtra en premier. Il pousse son genou sous l’eau. « Je veux retourner en Sardaigne », dit-il. Nous y étions l’été dernier, lorsque le mot « bulle » n’avait encore rien à voir avec un virus. Mon fils de six ans m’explique à quel point voyager dans le temps peut être simple : « Il n’y a qu’à rassembler nos pensées et retourner à l’été qu’on a passé en Sardaigne, et puis on reste là, sans savoir qu’en fait, on est dans le présent. »
Je crois de plus en plus que le présent a besoin de cela, d’une sorte de tunnel capable de nous transporter ailleurs, et que seul l’art le peut. Sinon, le temps est enfermé dans la cage de l’ici et maintenant, comme un singe qui va mourir de privation parce qu’il n’est pas dans son habitat naturel.
Est-ce trop dramatique ? Est-ce une façon d’entamer une conversation, ou suis-je un passant qui vous gifle brusquement ? J’espère de tout cœur que ce n’est pas le cas. Je serais honorée de pouvoir poursuivre cette correspondance avec vous.
Cordialement,
Saskia
Traduit du néerlandais par Françoise Antoine
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Paris, le 10 février 2021
Sous la neige
Ici, il neige, et c’est assez rare pour le souligner. Nous nous sommes réveillées ce matin, et ma grande fille de dix ans, en ouvrant ses volets, a hurlé dans tout l’appartement c’est tout blanc, c’est tout blanc !
Tout blanc, oui, elle avait raison, le paysage de notre rue, vue depuis notre troisième étage était comme une page vierge, et je me suis rendu compte qu’un grand silence s’est abattu sur la ville. J’ai aussitôt pensé à vous, à votre histoire de tunnel, qui fait écho à cette chanson que j’adore du groupe Arcade Fire et qui s’intitule Neighborhood #1 (Tunnels). Dans cette chanson, il y a l’idée d’un tunnel creusé sous la neige, justement, par deux enfants, un garçon et une fille, qui veulent échapper à la maussaderie, à la grisaille et à la mélancolie de leur quartier enseveli sous la neige. Ils ont le fantasme de vivre éternellement dans ce tunnel, et de rester des enfants pour le restant de leurs jours. Je n’ai jamais eu le syndrome de Peter Pan, ayant toujours préféré regarder devant que derrière mais je comprends cette idée, je crois, de vouloir fixer à tout jamais un moment présent.
Je m’y applique chaque jour, d’ailleurs, en tenant, en plus de mon journal intime dans lequel je consigne de manière maniaque la moindre de mes journées depuis quinze ans, un journal photographique qui me permet de conserver, d’archiver, de mettre véritablement en boîte les instants bons ou mauvais qui rythment ma vie. Je pratique beaucoup la photographie en parallèle à l’écriture. J’aime aussi, à l’occasion, faire des « films courts » comme je les appelle, des courts-métrages sans prétention. L’image est très importante pour moi.
Un jour, un photographe m’a demandé de mimer un des trois singes de la sagesse, dont chacun cache une partie de son visage avec ses mains. Il me demandait si je me couvrirais plutôt les yeux, la bouche, ou les oreilles, et sa question allait plus loin, il me demandait de laquelle de ces trois choses, l’écoute, la parole ou la vue, je préférerais me priver. Quelle question difficile ! Comment y répondriez-vous, de votre côté ? La vue et les images me sont trop importantes, mais passer le restant de ma vie sans entendre et sans écouter… impossible ! Il me semble que j’avais fini par choisir la parole. Une vie entière sans parler, une vie monastique. Pourquoi pas ?
Après tout, j’ai parfois le sentiment que c’est ce qui se passe pour nous, quand je nous vois toutes et tous masqué.e.s dans les rues, dans les bus, dans les boutiques.
Un objectif, oui, voilà ce que j’avais en tête pendant l’écriture de Ça raconte Sarah, l’objectif d’un trajet vers l’extrême, vous avez raison, vers la mort, que ça soit la mort symbolique ou la mort réelle. Et écrire la mort, la finitude, ce n’est pas une mince affaire.
Je me souviens que tout mon corps tremblait pendant l’écriture de certains passages. Vous avez aussi vu juste en me demandant si je souhaitais pour ce livre un récit intemporel. C’est ce que je souhaitais, oui, même si aujourd’hui, je me rends bien compte que cette intemporalité n’en était pas une… ! Les deux amoureuses de mon livre ont un plaisir fou à se retrouver au café, au restaurant, dans des expositions, au théâtre, au concert. Ce ne sont que des choses qu’on ne peut plus faire depuis une année entière désormais… je n’aurais jamais cru ça possible ! Ça donne pratiquement à mon livre un côté « témoignage de la vie d’avant » !
Et vous, réussissez-vous à créer, en ce moment, dans ce temps à la fois figé et inédit ? Je suis très heureuse de cette correspondance. Comme les deux enfants de la chanson, je nous vois en train de creuser un tunnel sous la neige et sous la pandémie pour nous rejoindre par les mots, les sensations et les vérités.
À très bientôt j’espère.
Pauline
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On est très heureux de vous voir prendre un peu de temps pour la littérature !
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