Nos débuts — antoine wauters

A l'occasion du Passa Porta festival, nous avons commandé à Antoine Wauters un texte évoquant ses débuts en littérature.
Où sont nos débuts ?
Quand commence-t-on réellement quelque chose ?
Je ne crois pas en la prédestination. L’idée ne me plaît pas.
Mais j’ai tout de même parfois l’impression que certains d’entre nous ne peuvent
pas faire autre chose que ce qu’ils font. Comme si c’était écrit. Bien que ça ne le
soit pas.
Bref.
Si je cherche les débuts de l’écriture chez moi, je tombe immanquablement sur
des tas de choses : l’athlétisme, l’enfance, l’asthme, la religion, le besoin de jouer
beaucoup, la colère, mon frère, le fait de croire que ce qui nous chamboule
profondément se passe le plus souvent de témoins, une incapacité à l’ennui, etc.
Pour autant, je ne pense pas qu’aucune de ces choses ait décidé de quoi que ce
soit. Mais elles sont à côté de moi quand j’écris.
À 7 ans, si l’on m’avait dit que j’allais passer ma vie à faire ce que je fais, je me
serais insurgé. On courait, à l’époque : c’était mieux. On était la vitesse du vent.
Pourtant je me souviens des Malheurs de Sophie, que j’adorais. Je revois
Maman, penchée sur nous, nous saupoudrer la tête de ces histoires qui nous
emmenaient si loin de la maison — du village, de nous-mêmes — et je songe que
je n’écris peut-être que pour faire durer ces instants. Entendre sa voix.
Depuis tout petit, j’ai cette drôle d’impression de porter en moi des terres tout à
fait comparables à celles que je foule quand je me promène dans les campagnes
de cette chère Ardenne où je vis. Que ce sont les mêmes espaces, les mêmes
forêts humides, les mêmes brumes. Et que l’essentiel de ma vie se déroule là,
dans un monde de pensées flottantes, d’associations vagues, avec du brouillard
pour ligne d’horizon.
Je n’ai jamais eu de certitudes.
Peut-être que j’en avais, plus jeune.
Maintenant plus.
Ou bien des certitudes contradictoires, voilà : le fait qu’écrire est une folie, un
acte désespéré en même temps qu’un acte qui réclame beaucoup de foi, parce
qu’il conjure le désespoir, un acte heureux et lumineux, qui révèle nos puissances
cachées.
Les deux sont vrais. Il y a autant de désespoir que d’espoir dans ce que nous
essayons de faire avec nos mots, dans ce que nous mettons dans nos mots, autant
d’envie de porter des choses à la lumière que de les laisser se prélasser dans
l’ombre.
À huit ans, imaginez que vous êtes dans une pièce remplie de gens que vous
aimez et d’objets qui vous sont chers. On ne vous dit rien, on ne vous donne pas
une seule consigne. Mais vient le moment où, sans que vous ayez rien vu venir,
quelqu’un éteint la lumière — qui, ce jour-là, coupe la lumière, est une autre
question ; c’est peut-être vous, un membre de votre famille ou quelqu’un (voire
quelque chose) qui n’a rien à voir avec vous, ça se coupe, c’est tout — et vous
vous retrouvez plongé dans le noir. Écrire, c’est chercher autrement ce qui a
cessé d’être visible — en vous baladant dans cette pièce avec un bandeau sur les
yeux. C’est un trait d'union entre ce qui est là et ce qui n’est plus là, une manière
de faire dialoguer le réel tel qu’il est et les choses qu'on regrette, qui nous
manquent.
Tout se touche, dans l’écriture. C’est une mémoire-oubli. Une manière de se
tenir sur le fil toujours tremblant de ce qu’on porte de plus authentique en nousmêmes.
Est-ce que j'écrivais déjà quand je courais, enfant ? Et maintenant, est-ce que
j'écris pour renouer avec cette sensation d'ivresse et de vitesse ? Il doit forcément
y avoir un peu de ça. Ce monde presque disparu m’a marqué. Et c’est une
immense joie et une immense peine. Je ne peux pas le dire mieux : mon enfance
m’a rempli et de peine et de joie.
Est-ce que j’ai un jour rêvé d’être publié, d’être lu ? Je ne sais pas. Mais j’ai
beaucoup écrit et je sais que l’écriture m’a donné autant qu’elle m’a pris. Car le
fait est que plus on écrit, plus on s’éloigne de la vie, en même temps qu’elle nous
traverse comme jamais. Les deux existent, les deux sont vrais. Ce que je veux
dire, c’est que quand on se met à commenter ce qui nous arrive, on n’est plus
vraiment dans la vie. On est ailleurs. « Où étais-je pendant tout ce temps ? » ferait
un très bon titre pour résumer une vie d'écriture. En tout cas, ce que je trouve
prodigieux et touchant avec les mots, c’est qu’ils auront toujours ce léger temps
de retard sur la vie. Puisqu’ils lui courent après, littéralement. Je trouve ça beau.
Oui. Chaque fois que l’écriture m’apparaît comme une tentative d’approcher ce
qu’il y a de silencieux dans la vie, je la trouve belle.
L’écriture est une nostalgie. Un fil posé sur l’oubli. Mais le risque, parfois, est
moins de chuter dans l’oubli que dans la mémoire. De ne plus en revenir. Ce
serait alors une autre forme d’oubli. Échouer dans le souvenir par refus d’oublier.
Descendre dans l’écriture sans pouvoir en remonter. Être piégé.
Toujours est-il que, depuis que la lumière s’est éteinte, je vis avec le sentiment
que les mots sont la seule vraie présence en moi. Et je ressens comme une
certitude que l’écriture est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends.
Le seul endroit où l’on peut me trouver. Ailleurs, je n’y suis pas. Je n’ai lieu que là.
C’est un espace plus grand que nous. Ce qui nous est le plus propre, car il abrite
tout ce que nous sommes, c’est-à-dire aussi tout ce que nous ne sommes pas et
tout ce qu’on voudrait être. Les voix qui y résonnent n’appartiennent à personne,
le nom de toute chose y a été gommé, et sur ses murs mouvants se trouve ceci : «
on a le droit d’être plusieurs.»
Longtemps, j’ai écrit pour fuir ce qui me donnait de l’asthme. Je n’aimais pas ce
que le monde semblait attendre de moi et l’écriture était comme un refus. À
présent, les mots m’ont réconcilié avec lui. Grâce à eux, je me penche sur ce qui
m’entoure. Du bois chablis. Une ronce petit-mûrier. La vie et l’écriture n’ont
jamais été aussi proches.
Le bonheur de l’écriture forme une croix. C’est un bonheur plein, indissociable
d’une épreuve tout aussi pleine et absolue, que nul ne peut faire à votre place.
Notre idée folle, à nous qui écrivons ? Être heureux sans le secours des mots.
Ça semble dingue. Mais c’est vrai. Et voilà pourquoi il m’arrive d’en vouloir à
mes livres, au fait qu’une fois imprimés, je devienne otage de ce qui devait me
rendre si libre, otage de la parole, alors que je tente seulement de cultiver un peu
de silence.
Il n’y a pas eu de débuts : je n’ai jamais décidé de me mettre à écrire. Je n’ai rien
choisi. Je l’ai fait à cause d’un dégoût, et parce que je ne trouvais pas
l’interrupteur autrement.
Folie et foi, voilà ce dont nous avons besoin pour écrire.
Et de poésie, bien sûr.
Raconter le monde autrement, raconter toutes les histoires autrement, contrer
les récits journalistiques et la logique du « fait divers ». Nous vivons dans un
monde insensé où les informations s’enchaînent sans laisser de traces. Les livres
que nous écrivons n’échappent pas à la règle : à peine sortis, d’autres les
remplacent, qui les précipitent dans l’oubli. Il y a donc un pari fou dans le fait de
continuer à écrire en sachant que nous marchons sur une corde raide. Mais la foi,
c’est de le faire quand même, en postulant que les livres et la poésie contournent
cette vitesse et nous donnent à comprendre les choses autrement, dans un autre
rapport au temps. Écrire, c’est être comme Mahmoud, le personnage de mon
roman, installé sur une barque posée à cheval entre le réel et le rêve, entre le
passé et le futur, entre l’enfance et l’âge adulte. C’est un espace-temps tout à fait à
part, où dialoguent éléments passés et enjeux très contemporains. Si l’on prend
la peine de chercher cet endroit et de s’y tenir assez longtemps, on s’aperçoit que
l’écriture nous ouvre les yeux sur une région toute particulière, un monde comme
sous le monde, où les êtres disparus, les amours, la bonté, la résistance n’ont pas
complètement disparu.
Quand elle nous parle, la poésie nous touche en profondeur. Elle laisse en nous
des impressions durables. Et je pense à ce titre qu’elle peut nous aider à
retrouver un sens de l’empathie et une fraternité. Pourquoi ? Parce qu’elle touche
à la parole des débuts, à cette oralité qui nous relie les uns aux autres, et qui est
extrêmement utile dans les moments troublés de l’histoire. Aujourd’hui est un
moment troublé de l’histoire. Demain le sera encore.
Ceci pour dire que si je continue de m’esquinter la santé en continuant à écrire et
publier des livres, c’est parce que je suis persuadé que bien des choses peuvent
évoluer grâce au pouvoir des mots. Je ne dis pas changer radicalement, mais
changer peu à peu. Le tout est de proposer suffisamment de contre-récits,
d’histoires parallèles ou d’autres versions de ce qu’on nous présente comme vrai,
afin de faire émerger un nouveau réel et une autre manière de vivre les uns avec
les autres. Écrire, c’est prendre position, c’est-à-dire aussi position dans la langue,
contre un certain usage celle-ci : aliénant, brutal, dominateur et bêtement
marchand.
À supposer que la poésie, d’une façon joyeusement inespérée, remplace soudain
la publicité, quel serait notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes ? Je
ne crois pas que la littérature peut « réparer » les choses, mais je ne peux pas vivre
sans croire en son pouvoir transformateur. Est-ce une contradiction ? Non. « On
devrait être capables de voir que les choses sont sans espoir et pourtant
déterminés à les changer ».*
Et si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est parce que nous ne sommes pas seuls
à le croire. Parce que nous ressentons un grand vide et le besoin pressant,
simultané, de le combler avec de la lumière, du sens et de hautes intensités.
Peu importe que ce soit notre premier ou notre dixième livre.
L’essentiel est de ne pas rendre les armes. Que le fil ne soit pas rompu. Et de
trouver comment cheminer au plus profond de notre profonde nuit.
Je terminerai avec un voeu : que nous qui écrivons et qui aimons les livres, nous
continuions notre chemin, avec obstination, avec courage. Un chemin sans ligne
de départ et sans ligne d’arrivée, un chemin de solitude et de partage —
qu’importe les prix, qu’importe les honneurs — car ce qu’il y a de plus beau, c’est
de voir surgir de notre chaos un tremblement d’étoiles. Et de vastes horizons.
* Francis Scott Fitzgerald.