les autres animaux

Marie Darrieussecq
24.03.2021
Texte d’auteur
DARRIEUSSEC Qbirger strahl

Qu’est-ce qui occupe les écrivains aujourd'hui ? Pour le Passa Porta Festival, sept auteurs belges et étrangers nous ont répondu dans un texte inédit. Leurs contributions nous ont inspirés pour élaborer le programme de notre festival.

En 2017, la romancière et psychanalyste Marie Darrieussecq (Truismes, Le Bébé, prix Médicis 2013 pour Il faut beaucoup aimer les hommes) questionnait, dans Notre vie dans les forêts, la possibilité d'un retour à la nature définitif pour l'humain.

"Les Autres Animaux", le très beau texte inédit qu'elle a accepté d'écrire pour le Passa Porta Festival, annonce en avant-première Pas dormir, son nouveau livre à paraître en septembre 2021 aux éditions P.O.L. Une insomnie qui a beaucoup à voir avec les crises environnementales, actuelles et à venir... Un texte à découvrir, interprété depuis notre studio du Beursschouwburg par la comédienne Annette Gatta.

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« Il y a des gens qui peuvent se passer des animaux sauvages et d’autres qui ne le peuvent pas.
Aldo Leopold

Nous avons besoin de nouveaux récits. Nous avons besoin de nouvelles phrases, et d’un nouvel usage des mots. Peut-être alors verrons-nous le monde autrement. Écrire par exemple : Nous sommes sur cette planète avec les autres animaux. Ce « autre », dit Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant, est une « révolution grammaticale discrète », « un tout petit adjectif (…) qui redessine à lui seul à la fois une logique de différence et une commune appartenance ». L’humanité a beau disposer des autres animaux comme d’objets ou comme de nourriture, elle est elle-même un ensemble d’animaux, d’animaux humains. Écrire par exemple : Soixante-huit pour cent des autres vertébrés ont disparu depuis 1970. Ou encore : Est-il vraiment possible de manger les autres animaux ?

En 1751, dans son article pour l’Encyclopédie, Daubenton peine à définir l’animal. Il en appelle à Descartes, pour qui seul l’homme dispose de raison, l’animal étant comparable à une machine. « Ils dorment et nous veillons », écrit Daubenton, cette veille étant synonyme de conscience. Daubenton esquisse toute une gradation entre les plantes et « les animaux tels que nous », tout un continuum entre des « êtres plus ou moins profondément assoupis ». Mais il constate que l’homme dort aussi, voire est parfois « machinal ». Daubenton, qui écrivait son article pour classer, le conclue fort perturbé par l’absence de frontière nette entre l’homme et l’animal.

Et puis, les autres animaux ont des yeux, d’autres yeux. Des yeux ouverts, des yeux qui regardent. « Les animaux assistent au monde, » écrit Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal. « Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux. » Quand j’étais petite, j’étais étonnée que les chiens dialoguent si bien avec nous. Comment se fait-il, me demandais-je, qu’ils clignent des yeux et détournent le regard quand on les fixe avec trop d’insistance ? Comment savent-ils que ce sont là nos yeux ? Ils pourraient regarder, je ne sais pas, notre nez, notre menton, nos pieds ; or ils savent où nous trouver… Et ces rencontres au détour du chemin, le lapin, le chevreuil, parfois le renard, yeux dans les yeux, un moment commun de saisissement – pas le même, pas symétrique peut-être, mais deux regards plongés l’un dans l’autre…

Si nous tenons tant à être les « veilleurs », c’est peut-être parce que nous sentons que nous ne sommes pas seuls. D’autres yeux regardent. D’autres mains se tendent.

Si nous veillons, c’est que nous sommes troublés par ce sentiment confus : ils sont là.

Les animaux sauvages, les étoiles, et les rêves, ont un point commun : ils existent. Et un autre point commun : nous faisons tout pour les oublier. Les rêves existent en nous. Les étoiles existent au-dessus de nous. Les animaux sauvages existent à côté de nous. Mais on les oublie parce que notre productivité baisserait, si on prenait au sérieux la réalité des rêves, la réalité des étoiles, et la réalité des animaux sauvages. Si on cessait de les refouler (les rêves), de les manger (les animaux), de les oublier (les étoiles – le fait que nous sommes debout sur une planète moyenne dans un immense univers qui roule sans nous). Ces trois domaines (la vie sauvage, l’inconscient, et les astres) existent de la même façon : sans nous.

En ce moment où j’écris, alors que le pinceau de la Tour Eiffel glisse façon phare par-dessus le toit, un pangolin explore son pan de forêt, là-bas, dans un méandre du Congo. En ce moment-même. Au même moment. Dans la simultanéité de cette planète de taille moyenne, le pangolin déploie sa propre zone, l’invente, la répertorie, l’arpente, la creuse, la sillonne, la voit, la sent ; j’aime à penser qu’il la lit et l’écrit à sa manière ; puis, qu’il s’enroule dans son nid et rêve.

Ailleurs, au large d’une île de Thaïlande, un dugong voit le jour se lever, ses yeux regardent à travers l’eau.

Et dans la cour de l’immeuble, tout près, une pipistrelle décrypte par son radar les zigzags d’une phalène.

Le pangolin est l’animal le plus braconné du monde. Il partage avec le tigre et le rhinocéros le triste privilège de s’être vu accorder, par la part superstitieuse de la médecine chinoise, le pouvoir de redresser les pénis défaillants. Lui, ce sont les écailles. Douze tonnes d’écailles de pangolin ont été saisies en 2017 sur un cargo chinois.

Douze tonnes d’écailles, combien de pangolins ?

Il reste, en ce moment sur la Terre, un millier de gorilles de montagne. La main de gorille est un trophée, on en fait des cendriers.

Deux mille cendriers.

Je me souviens d’un nid de pangolin, à Campo Ma’an, dans la forêt du sud du Cameroun, en 2013. C’était une assez large zone de terre savamment retournée, mêlée de brindilles. Le pangolin ne sort que la nuit, il est difficile à voir, mais pas difficile à piéger, hélas. Le lendemain au village pendait un pangolin : était-ce l’habitant du nid, je ne sais pas. Accroché par la queue à l’auvent d’une case, proposé à la vente et prêt à rôtir, car dans ce village c’était sa viande qu’on appréciait. J’étais si fascinée par ce pangolin entièrement déroulé, comme du chatterton à écailles, et presque aussi grand que moi, que le chasseur bagyeli (on ne dit pas pygmée, c’est péjoratif), pensait que je voulais l’acheter. Ce ventre nu, lisse et luisant, ces énormes griffes, ce museau confiant et trahi : les créateurs de Star Wars ont moins d’imagination que cette forme au travail des mammifères.

En 2001, Henri Nleme, représentant des Bagyeli de la zone de Campo, parlait ainsi : « Savez-vous pourquoi il n’y a plus d’animaux dans la forêt ? Si vous le savez, dites-le-moi. Tout ce que je sais, moi, c’est que si les animaux s’enfuient de la forêt, c’est parce qu’il y a des gens qui coupent les arbres fruitiers dont ils dépendent pour se nourrir. Auparavant, il n’y avait qu’une seule route menant à Campo. Même moi je ne pouvais pas aller à Campo, il n’y avait que des forêts. Il y avait toutes sortes d’animaux, des éléphants, des gorilles et tant d’autres espèces. Maintenant que l’on a commencé à exploiter la forêt, tous les arbres ont été détruits - il y a beaucoup de bruit, il y en a qui chassent avec des armes à feu et les animaux ont disparu. Maintenant, ce n’est plus qu’un territoire désert. Ce sont ceux qui ont utilisé des fusils qui ont tué le plus d’animaux. Nous, nous ne nous servons que de filets, de chiens et de sagaies. Nyabisen est le seul endroit où l’on trouve encore des animaux. Sur l’autre rive du Ntem, on nous empêche de chasser. Si l’on est obligé de chasser autour des habitations, qu’est-ce qu’on peut attraper ? Je ne comprends pas pourquoi on nous dit d’arrêter de chasser ; comment est-ce qu’on va faire pour survivre ? »

Pendant un temps on a cru que le coronavirus avait atteint l’homme par le biais du pangolin. La vengeance du pangolin. Involontaire et glaçante. Un pangolin aurait été mis en contact avec une chauve-souris sur les étals d’animaux d’un marché de Wu Han, où il n’avait rien à faire. Signe des temps que ces rencontres ubuesques, aussi morbides que « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » : ainsi parlait Lautréamont, grand détecteur de catastrophes. Des transmissions s’opèrent d’animal mort en animal mort, dans une sorte de créativité barbare. La pandémie a convoqué avec elle les animaux sauvages jusque dans nos confinements.

Nos trafics créent des monstres. Nos coupes de forêts les débusquent. Nos rêves engendrent des cauchemars. Le sommeil de notre raison nous tuera.

Quant à l’existence réelle des rêves – réelle mais autrement – c’est en écoutant les chamanes du peuple Runa d’Amazonie qu’Eduardo Kohn, penseur des forêts, comprend que « les rêves ne sont pas des commentaires sur le monde ; ils ont lieu au sein de celui-ci. » La rencontre nocturne, onirique, du chasseur avec l’animal domestique, prépare la rencontre diurne avec l’animal sauvage. Entre le cochon du rêve et le pécari de la forêt, le passage est métaphorique. Un animal est mis à la place d’un autre par contiguïté et par associations de mots. Il n’y a pas loin de l’interprétation des rêves par les Runa et par Freud. Les chamanes empruntent certes des chemins plus forestiers que les rues de Vienne. Les Runa interprètent aussi les rêves des animaux. Les rêves de leurs chiens en particulier sont pris au sérieux. Il existe un langage trans-espèces chez les Runa, et « les rêves reflètent l’idée répandue en Amazonie selon laquelle les socialités humaine et non humaine sont dans la continuité l’une de l’autre. » (Comment pensent les forêts)

Or cette continuité n’est pas le monopole des Runa ou des Bagyeli, ces peuples que nous considérons facilement comme « autres ». Tout notre Occident est nourri de la fluidité entre les animaux et nous, mais nous avons laissé ce savoir – en le minorant – à nos poètes. Allez voir chez Lautréamont (sans parler d’Homère ou Ovide) les métamorphoses et les sauts dans les corps que nous autorisent les animaux quand on les prend au sérieux.

« Les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence.
Gérard de Nerval

Et les livres que nous lisons à nos enfants sont pleins d’ours, de tigres et de lions. Nos enfants s’endorment en pensant aux autres animaux. Nous les élevons avec et contre les autres animaux ; comme si l’urgence, à leur naissance, était de leur signifier que nous sommes différents, différents et supérieurs. Nous accordons pensée et parole aux autres animaux, mais en les affublant de notre humanité. Nous en faisons des monstres ou des peluches. Et nous cachons le plus longtemps possible à nos enfants que leurs compagnons du coucher sont « en voie de disparition ». L’absence à venir des tigres et des ours blancs. Le massacre des éléphants et des abeilles, mais aussi des bourdons et des vers de terre et de tous ceux qui ne sont ni dans les contes, ni dans notre héraldique, ni dans le viseur direct de notre rapacité. « En voie de disparition » est une expression fallacieuse héritée des années 80. Il faut parler, comme Derrida dans son dernier séminaire, de « guerre totale aux animaux ».

La guerre est là, la guerre aux animaux, la guerre aux « tuables ». Car la différence ne passe pas tant entre nous et les autres animaux, qu’entre le « tuable » et le « non-tuable », selon la ligne de partage détectée par Donna Haraway dans son Manifeste cyborg. Cette guerre a produit une telle masse de cadavres qu’il ne reste plus désormais que 4000 tigres à l’état sauvage, et 5000 dans les zoos. Vingt mille lions « à l’état sauvage », dont la majeure partie dans des parcs.

Le poulet est l’oiseau le plus répandu sur la planète. Le cochon est aimable autant que le chien. Le poulpe sait se servir d’outils. Les poissons ressentent la douleur.

Mais il ne s'agit pas que des autres animaux, il s'agit de nous tous, de notre avenir global d'animaux sur cette planète. Et il faut beaucoup aimer la chapelle Sixtine et la pyramide de Kheops et le son de Coltrane et le trait de Shitao et toute la littérature pour continuer d'aimer les hommes.

Qu'est-ce qui nous manquera, quand le dernier orang-outan sera mort ? Une façon d'être. Un certain rapport aux arbres, au sol, au ciel. De mains singulières : une autre gestuelle, un autre contact. Un autre rire aussi, pas du tout le propre de l'homme, mais une réaction normale chez un primate. Et un regard.

Ce qui nous manquera, c'est leur invitation. A nous demander qui ils sont ; donc à nous demander qui nous sommes. Ce mouvement vers eux nous agrandit. De l'espace se crée en nous.

Leur présence nous augmente. Leur disparition nous diminue. Et notre angoisse monte à mesure que le désert croît.

Le dernier tigre de Tasmanie est mort au zoo de Hobart en 1936. Il n’avait de tigre que les rayures. C’était un mammifère marsupial qui ressemblait à un chien, trapu, grosse mâchoire, un peu bas des reins. La Tasmanie, superbe île du bout du monde, dont le tigre et son cousin le « diable » portent le nom, fut aussi la terre d’un génocide complet : il ne reste aucun survivant des Aborigènes tasmaniens. Les rayures du tigre sont des ombres portées.

Du thylacine, son nom savant, nous avons quelques photos et un film de trente secondes. Les images en noir et blanc lui donnent une allure légèrement saccadée, comme dans les Temps Modernes. Le film est muet. Cri, appel, glapissement ? Nous n’entendrons jamais sa voix, sa partition est perdue. Le dernier tigre de Tasmanie tournait en rond comme tout animal en cage, tournait sur lui-même pour tous les animaux tués. Il se tient grelottant dans notre mémoire pour ceux dont nous ignorons jusqu’à l’absence.

Ce sentiment pesant et diffus à la fois, c’est « le cœur lourd » dont parle Élisabeth de Fontenay dans Le Silence des bêtes, c’est « le deuil d’une autre espèce » dont parle Aldo Leopold. C’est « un énorme regret pour chaque animal mort, une sorte de deuil qui ne se termine jamais », chez la narratrice de Sur les ossements des morts d’Olga Tokarczuk, la prix Nobel de littérature polonaise.

C’est un deuil phénoménal. Quelque chose en nous est mort « de ne pas l’avoir rencontré ». Et c’est un deuil qui fut longtemps minimisé et moqué. Défendre la cause des baleines à l’École Normale Supérieure au début des années 90, il ne fallait pas avoir peur du ridicule. Accorder de l’importance aux p’tits oiseaux, il fallait se lever tôt. Les relations humaines passaient avant tout, les relations entre humains : ce qu’on appelle l’économie, la culture, la politique, la justice, l’égalité, la liberté, la fraternité. Quant à protester contre l’ingestion des autres animaux, nous étions épars et mal entendus. Nous ne parvenions pas à faire entendre que le souci de l’humain n’empêchait pas le souci du non-humain ; et que la destruction programmée des animaux sauvages nous concernait aussi en tant qu’espèce. Nous manquions d’outils conceptuels et prêtions le flanc aux accusations de sentimentalisme et d’anthropomorphisme.

Or les massacres d’humains sont autorisés par les massacres d’animaux.

Pour rendre tuables les humains, il suffit de les animaliser. Pour les « esclavagiser », aussi. Le stéréotype animal est idéologiquement très efficace pour déplacer la frontière entre le tuable et le non tuable, ainsi que la frontière entre le libre et le non libre. Les grands textes d’Isaac B. Singer sur l’animal ne sont toujours pas traduits en France, ou très partiellement ; il défend le végétarisme en déclarant qu’ « il n’y a qu’un petit pas entrer tuer les animaux et inventer la chambre à gaz à la Hitler et les camps de concentration à la Staline », et que pour ce qui concerne les animaux, « tous les humains sont des Nazis ; et que pour eux, c’est un éternel Treblinka ». Dans les années 80 ou 90, et même après, ce discours était généralement inaudible, et pas seulement en France.

Dans Le Silence des bêtes (1998) Élisabeth de Fontenay osa la première comparer, avec prudence, ce qui relevait de l’incomparable dans notre cartésien pays : la souffrance humaine et la souffrance animale, l’abattoir humain et l’abattoir animal. Depuis, il y a eu, entre autres, les nécessaires vidéos chocs de L214 ; mais c’est comme si, pour nous faire prendre conscience de notre communauté animale, il fallait faire une très grande violence à la pensée humaine, cette pensée que nous mettons au-dessus de toutes les autres.

Pourtant, à force d’amputer nos vies d’autres vies, à force d’ôter des façons à la gestuelle du vivant, et des variétés à son intelligence, nous serons bientôt privés de monde. Il n’y a pas que le célèbre dodo, si ridiculisé, qui ait disparu par l’action humaine… À notre alphabet d’animaux, il manque aussi, depuis 2006, le dauphin du Yang Tsé. Le wallaby de Grey, un petit kangourou bicolore, a été chassé jusqu’au dernier dans les années 30. L’oiseau huîtrier des Canaries a subi le même sort dans les années 40. Le phoque des Caraïbes fut terminé dans les années 50. Le grizzli mexicain, années 60 : adios. Le boa de l’île Maurice, années 70, fini. Manqueront bientôt la baleine de Biscaye, le cerf-cochon d’Indonésie, le gavial du Gange, le guépard du Sahara, le léopard de l’Amour, le loup rouge de Californie, le singe muriqui du Nord amazonien, l’okapi de l’Ituri, la tortue imbriquée, et encore d’autres formes vivantes et uniques.

Et le bestiaire de nos livres se réduit, et la bande son de nos nuits s’amincit, et nous ne savons plus, hagards, ce qui nous manque.

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Marie Darrieussecq
24.03.2021