Avis à la population (10) L'année du Pangolin

Delphine Lecompte
23.04.2020
Texte d’auteur
1280Px A Pangolin In Defensive Posture Horniman Museum London

Les virologues conseillent actuellement la « distanciation sociale » alors que Passa Porta via ses rencontres littéraires vise le « rapprochement social ». Passa Porta tient à maintenir le contact entre auteurs et lecteurs et c'est pourquoi, dans les semaines à venir, nous donnerons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en direct de leur bureau.

Vous lirez ci-dessous le pétillant poème que la poète brugeoise Delphine Lecompte nous a donné, dans une traduction de Pierre Geron. Et puis ce n’est pas tout, car nous vous proposons d’autres belles créations de Delphine Lecompte, notamment la lettre à un « Cher lecteur imaginaire » qu’elle a rédigée pour l’édition 2019 du Festival Passa Porta. Pour le livre Best of Delphine Lecompte (De Bezige Bij, 2018), elle a sélectionné les meilleurs extraits de son œuvre abondante qui compte pas moins de neuf recueils.


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L'année du Pangolin

Quel scandale que personne ne veuille m’épouser
Je hausse les épaules, un chat noir se bronze au soleil sur la jeep noire de l’apiculteur incestueux
Le chat a l’air plus fort et luxueux que la jeep
Hier j’ai mordu le vieil arbalétrier, mais j’ai oublié pourquoi
J’oublie tout pour l’instant : j’oublie comment on dit passage clouté en anglais
J’oublie l’âge du dermatologue de ma mère.

J’oublie qui me trouve répugnante, j’oublie de voler des aliments pour bébés,
J’oublie de me gratter le dos, j’oublie de payer ma facture d’eau,
J’oublie ce que paroxysme signifie, j’oublie d’être amoureuse d’un beau vendeur de parapluies
d’Eindhoven, balourd et rêveur, j’oublie quelle est l’utilité d’un entonnoir,
J’oublie à quoi ressemble une autruche, j’oublie que je veux habiter à Malte.

J’oublie le surnom comique que le grutier malabar a imaginé pour moi
J’oublie pourquoi je porte des chaussures rouges, j’oublie de signer
Une pétition contre la corrida, j’oublie de coiffer les boucles
Du taxidermiste triste, j’oublie de laisser la foire de côté,
J’oublie de dire « Salut, alors ce voyage en Grèce ? » au pharmacien boiteux.

J’oublie de me masturber avec une peau de chamois, j’oublie de prendre l’air menaçant
Devant un clan de psychiatres prétentieux, j’oublie de dessiner un lièvre de Patagonie
Sur la boite à gâteaux de l’orfèvre hypocondriaque, j’oublie de m’appeler Delphine,
J’oublie de tomber enceinte, j’oublie le prix de tout,
Mais je n’oublie pas que ma naissance fut une épreuve superflue.

Et je n’oublie pas que Bruges est un coin sinistre mais mystique dans le monde
Et que le monde a attrapé une maladie d’un timide animal couvert d’écailles
Dont le nom résonne comme un instrument de musique, il s’appelle Pangolin
Il est émouvant et poétique que nos vies soient placées sous le signe d’un fourmilier
Affublé d’une répugnante cuirasse préhistorique, donc étrangement gaie je mange un bol d’oursons acidulés
Et j’appelle ma mère, elle demeure l’impitoyable mais si spirituelle impératrice de ma vie.

Je dis : « Maman, ta peau me manque. Son odeur, je veux dire, car te toucher était toujours interdit. »
Ma mère répond distraite : « odeur interdite, oui, oui… »
Je fais : « Non, l’odeur ne peut jamais s’interdire. Même toi, tu n’en es pas capable ! »
Comme je dis cela, je vois des sagaies faucher des nez sur l’ordre de ma mère :
Des petits nez gracieux et des truites saumonées grotesques et de travers
J’interromps la communication et recrache les oursons acidulés
Peut-être ai-je un instant oublié que je suis la meurtrière
D’un peintre au pistolet paradant comme un paon… au chant du Pangolin.


Delphine Lecompte, pour Passa Porta, avril 2020

Traduit du néerlandais par Pierre Geron

Delphine Lecompte
23.04.2020