langue #multilinguisme

Nisrine Mbarki
04.05.2022
Texte d’auteur
9789493256330 front

La vie de la poétesse et traductrice littéraire néerlandaise Nisrine Mbarki se déroule entre différents pays et plusieurs langues. Un sujet dont s'emparent plusieurs poèmes de son recueil Oeverloos (éds. Pluim), nominé pour le C. Buddingh'-prijs 2022 et partiellement écrit en résidence à Passa Porta.

C'est le cas de "langue", le poème qu'elle a choisi de commenter lors de la deuxième soirée que nous donnions (en collaboration avec le Kaaitheater) autour du multilinguisme. Une édition consacrée à la "langue maternelle", une notion de plus en plus questionnante pour bon nombre de personnes. Vous pouvez découvrir ce poème dans une traduction française de Daniel Cunin.

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langue

ma mère m’a privée de son parler et d’elle-même
ma langue d’enfant a été livrée à
de dures sonorités monastiques sur des landes de tourbe
des prières marmonnées qui conjurent toujours tout
de résiduelles injures d’anciennes forces armées
de vieux signes sur le menton tatoué de mères de mères de mères
depuis je traîne derrière moi le destin par les cheveux

dans ma gorge d’enfant a été scellé un pacte impitoyable
un accord comme entre des familles divorcées
en raison d’un enfant
un être ensemble qui sanctifie les moyens d’une époque où les idéaux étaient des dieux
dieux qui protègent quand on leur fait de dignes sacrifices
sacrifices tout aussi parfaits que des incisives
de vos nombreux seins j’ai bu du lait enflé
sans savoir qui était réellement qui
dans ma trachée vous vous êtes imaginées être Nimrod à Babel.

لو كنت أؤمن بمفهوم الأمومة لوكنتن امهاتي

les syntaxes on les a
semées les unes à côté des autres
sur des parterres tirés au cordeau
dans mon larynx

vous avez gravé des signes sur mes cordes vocales
percé d’épées mon palais au repos
à travers mon thorax enfoncé vos ailes
pour un éventuel
exode
dans ma cavité buccale vous avez recréé des êtres
dont on ne saurait prononcer le nom
leurs ⵉⵙⴽⵉⵡⵏ froncées, acérées, menaçaient quotidiennement
de bannir ma luette
des sabots ont piétiné eux et oui ont caressé ي et م
pour leurs formes fluides
à ma tête vous avez cousu des oreilles pétries de vos tons
ma tête lourde de vos promesses

le bannissement je l’ai aboli
sur ma langue se déroule une orgie
ma luette crache du feu en détresse mes lèvres dispersent en douceur des frontières
des flocons de neige germaniques se dissolvent
en de vieilles montagnes de bâtards sémites
d’effrénés mariages se forgent chaque jour entre mes joues
glissent en souplesse comme les perles polies d’un chapelet
tour
à tour
à tour

ma langue est fendue par fidélité et au nord et au sud
ma mère vieillit et parle parfois la sienne
que j’ai fini par apprendre
de grands-mères qui donnent à boire à la terre avant de boire elles-mêmes

Traduit du néerlandais par Daniel Cunin

Nisrine Mbarki (1977, Tilburg, Pays-Bas) est une poétesse, chroniqueuse et traductrice littéraire de l'arabe en néerlandais.

Nisrine Mbarki
04.05.2022