traduisez-vous le belge ? 2. romans et récits

03.01.2021
Lisez vous le belge Fond blanc

Qu’est-ce que traduire ? Et comment s’exporte la littérature belge francophone au-delà de nos frontières ? Cette année encore, Passa Porta a soutenu 20 nouveaux projets de traduction littéraire. Leurs traductrices et traducteurs ont accepté de revenir sur leur pratique et, en avant-première, de nous dévoiler un extrait de leur travail en cours. Cinq semaines, cinq thématiques.

.

semaine 2 : romans et récits, de chantal akerman à caroline lamarche


chapitre 1 : Une famille à Bruxelles de Chantal Akerman

C’est le récit d’une famille, qu’on devine juive, grevée par les non-dits. Si la cinéaste Chantal Akerman a été prolifique (de Saute ma ville en 1968 à No Home Movie en passant par le très remarqué Jeanne Dielman, 23 quai du commerce) et reconnue, l’Akerman autrice s’est faite plus rare, et ses écrits restent davantage méconnus.

Dans Ma mère rit par exemple (eds. Mercure de France), Akerman confiait sous la forme d'un autoportrait à vif la matière même de son oeuvre cinématographique.
Un autre de ses récits, Une famille à Bruxelles (paru en français aux éditions de l’Arche en 1998-), est en cours de traduction en espagnol. Il paraîtra aux éditions Editorial Tránsito, sous le titre Una familia en Bruselas.

La même maison avait déjà publié précédemment deux titres de Caroline Lamarche (traduits par Raquel Vicedo) : La Memoria del Aire et Estamos en el borde.

Cette fois, c’est Regina López Muñoz (traductrice e.a. depuis le français de Marion Fayolle, Frédéric Pajak, Jérôme Ferrari, et une des traductrices espagnoles attitrées d’Edna O’Brien) qui est en charge de la traduction de ce texte de la cinéaste, qu’elle raconte avoir découvert un peu par hasard lors de la traditionnelle résidence des traducteurs et traductrices que Passa Porta organise chaque année à Seneffe (lire son portrait ici) : Une famille à Bruxelles évoque […] la communication et l’incommunication, la proximité et la distance entre une mère à Bruxelles et une fille à Paris. Avec une belle construction rythmique, des répétitions de phrases calculées et une fluctuation interne constante du point de vue, ce texte fictif, mais parsemé de références autobiographiques, incarne un récit émouvant, élégant et ultra-sensible sur les rapports entre les membres d’une même famille, surtout après qu’une tragédie —la mort du père — survient et que la solitude s’installe au cœur de la vie quotidienne. L’extrait que j'ai choisi de vous dévoiler est un passage où l’on voit la troisième et la première personne, la douceur de l'amour envers le malade, l'inquiétude pour la fille qui ne s'ajuste pas à la «norme» (pas de mari, pas d'enfants, en contraste avec sa soeur).”

Paru en 2000 aux éditions Gallimard, L’Ours de Caroline Lamarche est une sorte de mystique de la création ; l’héroïne du roman veut devenir chaste, pour être en mesure de se consacrer à l’écriture. Armée de ce projet étrange, elle rencontre un prêtre. Lecteur passionné, ami jaloux et caustique, il réveille en elle le souvenir d'un amour d'enfance, un garde de montagne en mesure d’anticiper la présence des ours.

Une traduction ukrainienne du livre de Caroline Lamarche paraîtra prochainement sous le titre Ведмідь chez Anetta Antonenko Publishers. La maison a précédemment publié deux autres textes de Lamarche, déjà traduits par Ivan Ryabchyi (День Пса Le jour du chien, en 2017 et Галявина край лісу – Nous sommes à lisière, en 2020).

Ivan Ryabchyi (e.a. traducteur officiel en ukrainien d’Eric-Emmanuel Schmidt, de Tintin et traducteur de Thierry Debroux) nous dit quelques mots de son lien à l’œuvre de Caroline Lamarche : Deux livres de Caroline Lamarche sont parus en Ukraine en ukrainien. Leur succès est dû à leur style et aux thèmes abordés, notamment les rapports entre la nature et les humains, ce qui est très rare dans la littérature ukrainienne, trop pragmatique et industrielle. Nous proposons de continuer cette démarche avec L’Ours. La religion, l’amour, l’écriture, la famille – tout grouille dans ce texte dense et ambigu. Chasteté, jalousie, provocation – Caroline Lamarche crée un monde qui a tout pour à nouveau séduire le lecteur ukrainien. Pour moi, en tant que traducteur littéraire, les textes de Caroline Lamarche sont parmi les plus beaux jamais lus dans la littérature francophone. Et pour mon éditrice, Mme Anetta Antonenko, c’est un exemple de collaboration fort réussie avec un auteur étranger.

Malika Madi est une autrice belge d’origine algérienne, et Nuit d’encre pour Farah son premier roman, paru en 2000 aux éditions du Cerisier. Il a obtenu le prix de la Première Œuvre de la Communauté française en 2001. On y découvre Farah, une jeune fille rêveuse éprise de lecture, en tension entre ses sœurs aînées, qui aspirent à l’émancipation, et ses parents qui voudraient leur faire suivre une vie traditionnelle.

En traduction roumaine (c’est une première, pour cette autrice), le roman paraîtra aux éditions Casa Cărţii de Ştiinţă, dans la collection belgica.ro, qui accueille déjà, entre autres, des textes de William Cliff, Geneviève Damas, Jean-Marc Turine ou encore André Baillon. Le titre, encore soumis à réflexion, pourrait être Nopți albe pentru Farah

Andreea Bugiac est chargée de cours à la Faculté des Lettres de l’Université Babes-Bolyai de Cluj où elle enseigne la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, les littératures francophones et la traductologie littéraire. Membre du Centre d’Études des Lettres belges de langue française de Cluj-Napoca depuis 2004, elle est notamment l’autrice de traductions de Thomas Owen, Jean-Luc Outers, Werner Lambersy dans différentes anthologies et articles. Elle nous parle de son travail sur ce texte : “ […] La traduction de ce roman m’a procuré un véritable plaisir intellectuel, malgré certaines petites difficultés qui se sont présentées au cours de la traduction et qui étaient inévitables pour un tel roman : certains noms de plats provenant de la cuisine algérienne […], certaines appellations des réalités géographiques locales, ensuite l’oralité ou les jeux des régimes temporels... […] Le titre me semble difficilement transposable dans une autre langue, étant donné qu’il joue la double carte de l’obscurité (une obscurité psychologique qui anéantit Farah, une jeune héroïne tourmentée et fragile) et de l’écriture (elle donne une forme écrite à sa vie pendant une brèche inespérée dans sa longue nuit intérieure). Il joue aussi la carte de la dualité, tout simplement. Cela définit la vie et l’identité de Farah, jeune fille née en Belgique mais de parents algériens, partagée entre sa ville natale belge et Béjaïa, sa ville d’adoption algérienne où ses parents la forcent à épouser Hassan. Elle est déchirée entre son rêve d’une carrière universitaire et la réalité domestique qu’elle est obligée d’embrasser, vivant enfin dans un temps de l’entre-deux, quelque part entre le présent qu’elle abhorre et le passé irrémédiablement perdu dont elle est pourtant incapable de sortir...


chapitre 4 : Un amour à l’ombre de la Dolce Vita de Thilde Barboni (à paraître en français)

Traductrice, psychologue clinicienne, autrice de nouvelles, pièces de théâtre, romans (dont Escale au jardin des délices et Les notes de Jimi H.), scénarios de bande-dessinée et fictions radiophoniques, Thilde Barboni s’est choisi cette fois comme zone temporelle les années 60-70 et comme protagoniste un jeune paysan du Nord de Rome qui tente sa chance à Cinecittà, et vit de petits boulots avant d’oser proposer un scénario à un producteur.

Le roman est à paraître en italien chez Mincione Edizioni sous un titre qui n’est pas encore définitif. La maison d’édition de langue italienne est basée à Bruxelles mais avec un réseau-passerelle entre les deux pays. Elle a notamment publié La penitenzia, roman de Giosuè Calaciura (prix Volponi pour Borgo Vecchio), mais aussi, dans sa collection de poésie, un recueil de la comédienne Emmanuelle Riva.

C’est Thea Rimini qui s’est chargée du passage du français à l’italien. Elle est spécialiste de l’œuvre d’Antonio Tabucchi et assistante de langue et culture italiennes auprès de la Faculté de Traduction et Interprétation / École d’Interprètes Internationaux de l’Université de Mons. On lui doit des traductions en italien de Jean Jauniaux (elle travaille actuellement à son recueil Belgique(s) publié par Ker Éditions).

Elle nous livre son regard sur le texte de Thilde Barboni : “Pourquoi avoir traduit Un amour à l’ombre de la Dolce Vita en italien ? Pas seulement parce que l’histoire se déroule, pour une grosse partie, en Italie, mais parce que le roman éclaire un épisode fortement lié ce pays : la naissance et l’évolution du genre ‘western spaghetti’. Même si maintenant ce genre de cinéma est devenu ‘culte’, notamment grâce aux films de Quentin Tarantino, son histoire (et l’histoire de ses réalisateurs) est pourtant presque méconnue par les Italiens. L’imaginaire lié aux années ’60 et ’70 est encore fortement dominé par le ‘cinéma d’auteurs’ de Fellini, Antonioni, Visconti... Ce roman de Thilde Barboni montre une image plus complexe et variée de la vie qui se déroulait autour de Cinecittà à cette époque. Bien évidemment, le point de vue qu’elle choisit n’est pas celui de l’historienne ou de la critique de cinéma mais de la romancière, d’une écrivaine très attentive aux psychologies de ses personnages. Dans un passionnant mélange de fiction et de réalité, l’autrice fait ressortir une histoire profondément italienne qui mérite d’être connue en traduction par les lecteurs italiens.”

03.01.2021