JOURNAL DE HANTISE

Hélène Giannecchini
13.04.2025
texte d’auteur·ice
Alix Cleo Roubaud page 0001

Quels écrivains disparus planent sur la création contemporaine ? Par quels fantômes les auteurs et autrices d’aujourd’hui se sentent-ils hantés ? De quelle nature sont ces dialogues qui se tissent par-delà le temps ? Nous avons posé la question à cinq auteur·ices. Leurs réponses dans un texte inédit, proposé lors du Passa Porta Festival de mars 2025.

Journal de hantise

Hélène Giannecchini

Octobre 2009 : l’apparition d’Alix Cléo Roubaud

Un jour de 2009, j’ai reçu un mail du poète Jacques Roubaud qui me donnait rendez-vous au Wepler, un café du 18e arrondissement de Paris. Quand je suis arrivée, il était déjà là. Nous avons échangé quelques mots, puis il m’a tendu deux cabas big shopper, deux cabas pleins à ras-bord de lettres, de papiers et de photographies. Je les ai posés près de moi sur la banquette le temps de finir mon café, puis je l’ai salué et je suis partie, emportant les sacs avec moi. Jacques Roubaud venait de me confier tout ce qu’il restait de l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, avec qui il avait été marié jusqu’en 1983.

Une fois arrivée dans mon studio d’étudiante j’ai sorti lentement le contenu des sacs et j’ai déposé une à une les 630 photographies sur le sol de mon appartement. Il y en avait partout. Elles ont recouvert le parquet puis les meubles : la table où je dinais, ma commode, mes chaises. Pendant plusieurs jours j’ai vécu encerclée de ces tirages, je devais me faufiler pour atteindre mon lit qui était le dernier espace encore à moi. Je prenais mes repas dehors pour ne pas tâcher les œuvres, je gardais les fenêtres fermées pour que le vent ne les dérange pas.

Alix Cléo Roubaud venait de s’installer chez moi.

Je ne me souviens plus très bien de nos premières semaines de cohabitation. C’était un temps halluciné. Je dormais peu et passais des heures à regarder ses autoportraits, son visage intense et sombre, son corps nu démultiplié dans l’espace de sa chambre, son buste émergeant en surimpression d’une page de son journal intime. Ses lettres étaient en pile près de mon lit et je les lisais une par une. Elle avait gardé des doubles carbone de tous ses envois. Elle parlait à sa mère, à ses amies, à ses amants et à ses amantes aussi. Elle écrivait en anglais, comme en français : « Ann my friend Ann », « Werner mon amour », « Cher tous », « Oh Allan », « Dian my dear ». Elle leur disait que sa thèse n’avançait pas, qu’elle avait commencé un nouvel article, qu’elle avait du mal à respirer, qu’elle les détestait, qu’elle voulait mourir, qu’elle rencontrait des gens, qu’elle était amoureuse, qu’elle se sentait seule, qu’elle faisait la fête.

C’est un vertige de plonger à ce point dans la vie d’une autre, de connaître si précisément ses désirs et ses doutes. Lentement, j’ai métabolisé ses textes et ses images, ils sont entrés par mes yeux et ont envahi ma tête. Certains de ses phrases se mêlaient aux miennes, je les disais à voix haute presque sans m’en rendre compte : « Tu me verras morte, on viendra te chercher […] tu m’aimes pour les raisons de la vie – sottement tu oublies les raisons de la mort. » Pendant dix jours, je suis restée entourée de ses archives. Ma propre vie me semblait lointaine, irréelle.

Je voudrais dire l’ivresse et la folie de l’archive, la manière dont elle nous attrape, dont elle prend possession de tout, l’attraction qu’elle exerce et le danger qu’elle représente aussi. Parfois on se dilue à force de se mêler à d’autres. Aujourd’hui j’ai retrouvé une juste distance, mais je peux dire que cette cohabitation m’a profondément marquée.

Je connais bien Alix Cléo Roubaud. Pourtant cette photographe et écrivaine canadienne est née en 1952 et morte en 1983, 4 ans avant ma naissance. Elle avait 31 ans quand son mari l’a retrouvée inanimée dans son lit, emportée par une embolie pulmonaire. Quand son œuvre m’a été confiée j’avais 22 ans, soit neuf ans de moins qu’elle au moment de sa mort. Le jour de mes 31 ans, j’ai eu l’impression de l’avoir enfin rejoint. Je me suis dit que je me tenais à la limite de sa vie à elle et j’ai essayé d’imaginer ce que ça serait de disparaître à cet instant. Aujourd’hui je suis son aînée de 6 ans. Chaque année que je gagne m’éloigne d’elle. C’est le propre des fantômes : ils ne bougent pas en attendant qu’on les rejoigne, puis nous regarde partir, indifférents.

Décembre 2011 : l’appartement de la rue Vieille-du-Temple

Il m’a fallu des mois avant de retrouver le frère d’Alix Cléo Roubaud : Marc. Ce dernier vivait au Canada, à Ottawa exactement et j’ai dû attendre l’un de ses déplacements professionnels à Paris pour pouvoir le rencontrer. Je me souviens qu’il m’avait donné rendez-vous dans un restaurant du Marais, rue Vieille-du-Temple. En découvrant l’adresse indiquée dans son mail, mon cœur avait acceléré : c’était dans cette même rue qu’Alix Cléo Roubaud avait son appartement, celui qu’elle avait transformé en chambre noire. Est-ce qu’il l’avait gardé ?

À la fin du repas il m’avait effectivement raconté que sa famille était encore propriétaire du lieu. Ses parents n’avaient même pas eu le courage de le vider à la mort de leur fille et il en avait ensuite hérité. Mais il avait pris une décision pendant son dernier voyage : il fallait faire des travaux. Cette mort avait assez duré.

Après avoir payé l’addition, il avait fouillé dans son sac et m’avait tendu les clefs en disant : « vous avez une semaine avant que les ouvriers ne cassent tout, d’ici-là l’appartement est à vous. Faites ce que vous voulez avec ce que vous y trouverez, de toute façon tout aura disparu d’ici la fin du mois. » Je l’avais regardé incrédule, nous venions juste de nous rencontrer. Qui était capable d’une telle confiance ? Il avait déposé le trousseau dans ma main et était parti.

Désormais c’était moi qui avait les clés de mon fantôme.

J’y suis allée le soir même, j’ai tapé le code qu’il m’avait donné, traversé la cour et je suis restée interdite devant la boite aux lettres. Il y avait encore son nom en majuscules rouges : ALIX CLEO ROUBAUD. J’ai reconnu son écriture. Après avoir monté les deux volets de marche je suis restée quelques minutes devant la porte en bois foncé, j’imaginais qu’elle était derrière, qu’elle m’attendait en fumant des cigarettes et en buvant du whiskey comme elle aimait le faire, je pouvais presque entendre le bruit de ses doigts frappant les touches de sa machine à écrire. J’ai tourné la clef dans la serrure avec l’impression qu’après ce seuil, rien ne serait plus comme avant.

Dans le petit deux pièces, il n’y avait pas un bruit. J’ai refermé la porte derrière moi, je sentais mon pouls battre dans mes poignets.

Je suis ensuite allée dans le salon, j’ai reconnu sa chaise, celle que l’on voit sur certains autoportraits, sa machine à écrire était bien-là, simplement posée dans son étui. Je venais de remonter le temps ; vingt-huit années pour être précise. Rien, absolument rien n’avait changé. Je suis entrée dans sa chambre, la pièce n’était éclairée que du halo jaune et pâle de la lampe de chevet que je venais d’allumer. Il y avait ses vêtements pliés sur une étagère, des produits de beauté – j’ai ouvert un rouge à lèvre et j’ai voulu essayer sa couleur sur le dos de ma main, mais il a cassé net. Il y avait aussi un chapeau à larges bords noirs posé dans une alcôve, des magazines féminins sur sa table de chevet, des livres rangés dans la bibliothèque, ses cours de fac, des cartes postales collées sur son miroir. C’en était presque trop pour moi d’être là, dans cet étrange et intact mausolée.

Après avoir fait le tour, je ne sais pas pourquoi, mais me suis mise à quatre pattes pour regarder sous le lit. Après tout c’était une bonne cachette. Je ne voyais rien, alors j’ai engagé mon bras dans l’obscurité ; je devais en avoir le cœur net. Ma main a touché une surface dure et je l’ai brusquement retirée. J’ai pris une profonde respiration et j’ai refait le même geste. J’ai sorti d’épais moutons de poussière, des médicaments, une boite de négatifs et, finalement, une bouteille en verre, un import de Vodka de 1982. Je me suis assise par terre pour reprendre mon souffle et j’ai fait sauter le bouchon pour boire une gorgée. Alix Cléo me devait bien ça.

Pendant une semaine, j’ai donc passé mes journées chez elle. C’était l’inversion de la hantise : c’est moi qui prenait possession de son appartement.

Je me demande si ma présence l’a gênée, si elle m’a regardé défaire lentement l’ordre de ses choses pour les sauver de la destruction. J’ai travaillé du matin au soir, mais je dois confier que je n’ai jamais réussi à passer la nuit chez elle. Un jour, à bout de force, je me suis étendue sur le couvre lit qui sentait la poussière et j’ai su que si je restais une seconde de plus je serai avalée par le matelas, par l’appartement, que je disparaitrais. Pour travailler dans ce lieu et ne pas en devenir prisonnière, il fallait que je ne dépasse pas une certaine limite. Je ne pouvais pas lui donner mon sommeil.

Novembre 2024 : Alix Cléo revient.

Depuis mon départ de l’appartement j’ai intensément travaillé pour Alix Cléo Roubaud. Je lui ai dédié ma thèse, j’ai organisé des expositions, crée un Fonds qui porte son nom, écrit un livre. Petit à petit nos rapports sont devenus plus distants. Nous travaillons en bonne intelligence disons, mais je ne la laisse plus prendre possession de ma tête.

Pourtant l’année dernière, elle est brusquement revenue. J’ai d’abord reçu un mail d’un homme que je ne connaissais pas ; il me disait qu’il avait fréquenté Alix Cléo, qu’il avait même passé des soirées chez elle, dans l’appartement que j’avais vidé, et qu’il avait retrouvé une pellicule faite un soir de 1980. Trois portraits étaient attachés à son mail, Alix fumait penchée sur l’un de ses amis, elle soulevait son t-shirt pour montrer ses seins, elle riait à gorge déployée, tête renversée en arrière. Je ne l’avais jamais vu comme ça, je ne l’avais jamais vue si vivante. Ces images m’ont bouleversée, j’ai brusquement refermé l’email. Je n’étais pas prête à ce que ça recommence.

Quelque mois plus tard une autre femme m’a écrit, elle voulait absolument me rencontrer. Après avoir longtemps hésité, je l’ai finalement appelée au numéro qu’elle avait noté à la fin de sa lettre. Elle m’a dit qu’elle avait quelque chose pour moi, quelque chose qui me revenait. Je ne comprenais pas ce qu’elle me racontait. Elle m’a dit qu’elle avait trouvé une caisse, ou plutôt qu’on lui avait donné une caisse lors d’un voyage au Canada. À l’évocation du pays d’Alix Cléo Roubaud, j’ai compris qu’elle revenait. J’ai essayé de poser des questions à mon interlocutrice, mais elle changeait de sujet et ne voulait pas m’en dire plus avant de m’avoir vue. « Vous devez venir, a-t-elle insisté, vous devez vraiment venir, sinon vous le regretterez. » J’ai accepté le rendez-vous.

Un matin de novembre je me suis donc retrouvé à attendre devant une bouche de métro. Les minutes passaient et personne ne venait. J’ai fini par penser que c’était un canular, que j’étais stupide d’avoir imaginé quoi que ce soit. Alors que je maudissais cette mystérieuse personne, la porte d’un immeuble s’est ouverte, une femme en est sortie avec une large caisse en plastique dans les bras. Elle l’a posé devant moi. « Voilà » m’a-t-elle dit et, avant que j’ai pu dire quoi que ce soit, elle a tourné les talons et est rentrée chez elle.

La caisse était pleine de papiers et j’ai reconnu, une fois de plus, l’écriture d’Alix Cléo. Mais il y avait là quelque chose de nouveau, tous les documents avaient l’air de dater des années 1960, alors que je n’avais eu en ma possession que les textes et images de la fin des années 1970. Alix Cléo Roubaud m’apparaissait d’une manière nouvelle : depuis l’enfance. J’étais vieille désormais et elle n’avait que 14 ans.

Je me suis baissée au milieu de la rue pour prendre le premier cahier et voici ce que j’y ai lu :

« Le 1er novembre 1966. La Toussaint : le jour où l’on honore les morts. Ceux qui ont disparu sont trop loin déjà et nous les avons oubliés.

Néanmoins cela ne pourra durer. Tôt ou tard il y aura quelqu’un forcément.

Paroles vides, idées creuses, tristesse irrationnelle. Il n’y a qu’à mon âge, en pleine adolescence, que l’on se permet d’être si tragique.

Tôt ou tard il y aura quelqu’un. »

illustration © Giulia Vetri

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Hélène Giannecchini
13.04.2025