La Forêt de pins

Karim Kattan
10.11.2022
Texte d’auteur
Dmytro pidhrushnyi 8 W Bwf8 PN Jzc unsplash

Chaque année, le Prix des 5 continents récompense, notamment sous la houlette de Passa Porta, un livre reflétant l’expression de la diversité culturelle et éditoriale en langue française sur les cinq continents.

En 2022 et après Beata Umubyeyi Mairesse, c'est l'auteur palestinien Karim Kattan qui a obtenu ce prix prestigieux pour Le Palais des deux collines (éds. Elyzad). Afin de le célébrer, nous avons demandé à Karim Kattan une histoire pour le site de Passa Porta.

Pénétrez dans son texte inédit, où il est question de magie sylvestre...

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La forêt de pins


Quand me prend l’envie de localiser un espace, matriciel, où naît le désir de fiction en moi, je pense souvent à une forêt. C’est une forêt spécifique. Elle est profonde et enchantée. Les arbres y sont des pins et ils embaument l’air. La forêt est infinie. Parfois, les rayons du soleil y pénètrent, faisant scintiller le sol d’une lumière féerique. Du coin d’un œil, de temps en temps, on aperçoit des djinns ou des fées se balader derrière les arbres et dans les feuillages. Le silence, serein, n’est interrompu que par les chants d’oiseaux et nos cris d’enfants.

Nous nous retrouvons dans cette forêt, mes cousins et moi. Le monde des humains est loin. Très loin. Ici, toutes les histoires ont cours. Ici, nos paroles font advenir des mondes et ces mondes vivent le temps de nos histoires. La forêt est assez grande pour contenir nos milliards de récits.

Une fois, les coquelicots ont fleuri partout dans la forêt. Je n’ai jamais dans ma vie revu telle magie.

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Les Européens sont secrètement persuadés qu’ils détiennent le monopole de la magie sylvestre. Les arbres endormis dans lesquels se glissent les fées et les bosquets peuplés de nymphes, c’est eux. Nous, pensent-ils, nous avons une magie plus en arabesque, faites de créatures exotiques certes mais dont on ne se figure pas tout à fait l’apparence — des djinns dans des souks, ou roupillant à la lumière d’une lanterne, ou dans le grand désert au clair de lune. À eux les fantasmes celtiques et grecs, lourds d’eau et de verdure ; à moi ? l’ocre seule d’un désert qui m’est étranger, les couleurs fièvres, la sécheresse de terres brisées.

Pourtant il y a, indéniable, cette forêt : plus immense que le ciel tout entier, qui contient toutes les fictions, tous les possibles, la constellation totale et illimitée du monde ; où rien ne bouge si ce n’est le devenir perpétuel de l’imagination.

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Il faut dire que la forêt détient un secret, et ce secret seuls moi et mes cousins le connaissions. Dans cet espace immense, dans l’arrière-jardin de notre grand-mère (mais à mille lieues des mondes des adultes), il y a un rocher d’à peu près un mètre de haut. Ce rocher est aussi vaste qu’un continent (la preuve, tous les cousins peuvent s’y mettre dessus au même moment.) En plus de sa taille surnaturelle, ce rocher qui reste frais en été, porte une histoire secrète : à son arrière, il a été érodé de sorte qu’il y ait comme un petit renfoncement, un petit siège assez grand pour que nos fesses d’enfants s’y glissent. Un trône, pense-t-on. On se bat pour qui aura le privilège de s’y asseoir. Quand on triomphe et qu’on s’assoit le temps d’une victoire, le sentiment est royal : luxe et pouvoir.

C’était, on le sait, le trône de la Vierge. Un jour, alors qu’elle passait par cette forêt, elle s’était assise pour se reposer. Le rocher a gardé l’empreinte du prodige, le souvenir des fesses de la Vierge (c’est qu’elle n’est pas une créature trop lointaine ou trop sainte pour nous : c’est une perpétuelle enfant, au repos dans notre forêt. C’est là l’avantage de grandir en Palestine, et à Bethléem de surcroît. Il ne faut pas chercher bien loin pour trouver le miracle.)

C’est autour de ce continent rocailleux qu’un jour les coquelicots ont décidé de pousser, innombrables explosions de rouge vif dans le brun et l’émeraude.

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Un autre jour la forêt prend feu. La fiction devient consolation. Jusqu’à ce moment, assis dans le siège de la Vierge, mes fesses se superposant au souvenir des siennes, j’imaginais les univers qui se déployaient par-delà, les autres forêts du monde où gambadent d’autres créatures, et les étoiles au-delà où vivent, peut-être, des gens comme nous, un peu plus libres. « Libre », pour moi, avait un sens précis : cela voulait dire « qui n’a pas peur. » (Car évidemment, la peur organise de bout en bout la vie d’un Palestinien, de son premier cri à son dernier souffle — c’est l’horreur coloniale qui régit son existence. Dans cette forêt il n’y avait pas l’horreur, seulement le temps suspendu, la Vierge, ses petites fesses, les miennes, les coquelicots, les pommes de pins.)

Un autre jour, donc, la forêt prend feu. Les adultes se sont précipités dans le jardin pour nous annoncer qu’il fallait rentrer tout de suite. Quelque chose se trame. L’air lacrymogène a contaminé l’air de la forêt. Le charme qui nous protège va être brisé. Rien n’a encore eu lieu, mais nos parents l’ont déjà deviné. Ils ont développé la compétence que, nous-mêmes encore innocents en nos forêts, allons développer peu de temps après. C’est un flair pour la catastrophe, une facilité à reconnaître le vent qui porte un goût de bombardement, à sentir l’odeur de merde. On prévoit la guerre juste avant qu’elle ne survienne. Mais pour quelques minutes encore, nous sommes innocents, baignés entièrement dans la fiction et la forêt. Puis, nous pénétrons dans nos maisons pour de longues années de couvre-feu et de terreur. La seconde Intifada éclate.

Je crois que c’est la dernière fois que je visitai la forêt — des années plus tard, quand il était à nouveau permis de s’aventurer si loin, c’est un triste bosquet d’arbres malades et d’herbes mortes que je trouvais ici.

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Mes yeux d’adultes, quand ils passent devant de temps en temps, aperçoivent ces six tristes arbres en leur terre souffrante.

Mais mon regard est immédiatement aveuglé par la lumière de l’enfance, et c’est la forêt originale que je vois. Dans chacun de mes mots sont convoqués ses feuilles, ses branches, son air, ses coquelicots immédiats. Chaque magie commence avec celle-là, première : qu’un jour la Vierge a posé ses miraculeuses fesses sur un rocher et marqué, pour toute l’éternité, la topographie de nos histoires. Et contre le temps lacrymogène, la forêt demeure brocéliande, triomphale, et invaincue.

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Photo: Dmytro Pidhrushnyi / Unsplash

Karim Kattan est un écrivain palestinien, né à Jérusalem. Il est docteur en littérature comparée. Il écrit en anglais et en français. En 2017, il a publié Préliminaires pour un verger futur aux Éditions Elyzad, finaliste du Prix Boccace de la Nouvelle. Paru en 2021, son premier roman, Le Palais des deux collines est lauréat du Prix des cinq continents de la francophonie 2021, mais aussi notamment finaliste du Prix Senghor du premier roman francophone, du Prix Mare Nostrum, et du Prix Alain-Fournier. Ses textes en anglais sont parus dans de nombreuses publications dont The Paris Review. Ses écrits ont également été présentés dans de nombreux espaces d'art, dont la Biennale de Venise, la Biennale d'Architecture (São Paulo), Bétonsalon (Paris), la Fondation MMAG (Amman), le Kaaitheater (Bruxelles), le B7L9 (Tunis), Art Kulte (Rabat), Mophradat (Athènes), le Frac des Pays de la Loire ou encore le Forum de la Berlinale (Berlin).

Karim Kattan
10.11.2022