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Qu’est-ce qui occupe les écrivains aujourd'hui ? Pour le Passa Porta Festival, sept auteurs belges et étrangers nous ont répondu dans un texte inédit. Leurs contributions nous ont inspirés pour élaborer le programme de notre festival.
Vous trouverez tout d'abord le texte de l’autrice camerounaise Imbolo Mbue. Elle est née en 1982 et a fait des études aux États-Unis, où elle vit encore aujourd'hui. A Voici venir les rêveurs, son premier roman qui lui valut le prix PEN/Faulkner, succède aujourd’hui Puissions-nous vivre longtemps (Belfond), un livre lyrique, puissant et engagé interrogeant le colonialisme, les liens entre l’Afrique et l’Occident, la violence du capitalisme, les gouvernements corrompus, le féminisme et l’environnement.
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C’est à la radio que j’ai entendu pour la première fois les mots « activiste » et « dissident » ; appris que des citoyens descendaient dans la rue pour manifester contre l’injustice ; que des journalistes étaient emprisonnés pour avoir démasqué des gouvernements corrompus ; que le militant anti-apartheid sud-africain Chris Hani avait été assassiné. Il m’est arrivé de me dépêcher de rentrer après les cours pour me tenir informée des derniers développements concernant le sort de Ken Saro-Wiwa, un écologiste nigérian. J’espérais que ses camarades et lui seraient épargnés. Ce ne fut pas le cas. Ils ont été pendus au prétexte qu’ils avaient défié leur gouvernement en exigeant qu’une compagnie pétrolière cesse d’empoisonner leur terre.
J’étais atterrée par ces récits mais aussi curieuse d’en apprendre davantage. Comment ces hommes étaient-ils devenus des activistes, des dissidents et des militants écologistes ? Où puisaient-ils leur courage ? C’étaient les années 90 et le souvenir des grandes révolutions africaines était encore vivace dans notre mémoire collective. Thomas Sankara au Burkina Faso. Patrice Lumumba au Congo. Kwame Nkrumah au Ghana. Nelson Mandela et ses années de prison.
Plus tard, j’aurais aimé travailler pour un grand homme. Pourquoi pas taper le courrier de Nelson Mandela ? Faire la lessive de Desmond Tutu ? Le nom de Jonas Savimbi, un chef rebelle angolais, revenait souvent à la radio et, même si je ne saisissais pas très bien la nature de son combat, j’imaginais une vie où je serais une de ses supportrices, associant ma fougue à celle d’un groupe d’hommes qui se battaient pour redresser des torts.
Ces combattants étaient différents des adultes qui m’entouraient, de bonnes personnes qui détestaient la dictature sous laquelle nous vivions mais n’en continuaient pas moins de suivre leur train-train quotidien, se félicitant de joies ordinaires. J’appréciais la simplicité de notre vie mais je regrettais souvent que, dans notre ville, personne ne se dresse contre le gouvernement pour réclamer que celui-ci partage avec son peuple les richesses générées par les raffineries de pétrole du pays, d’autant que ces dernières étaient implantées sur notre territoire et que quasiment aucun habitant de Limé n’y obtenait de travail.
J’avais assez de jugeote pour ne pas confier à ma famille et à mes amis ma folle ambition d’embrasser la carrière d’assistante de révolutionnaire, mais il m’arrivait fréquemment de bombarder ma mère de questions :
Aujourd’hui, je me rends compte que ce n’était pas par simple curiosité que j’étais attirée par les révolutionnaires, les rebelles et les renégats. Ce qui me fascinait chez eux, c’était qu’ils résistaient au pouvoir, quelque chose que, malgré mon envie, je ne pouvais faire dans la mesure où, dans mon entourage, cette volonté était quasi inexistante.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours reconnu les abus de pouvoir partout autour de moi. Le pouvoir que certains êtres humains avaient sur d’autres me déconcertait, tout comme l’étalage obscène de leur supériorité. Pourquoi faut-il que les puissants écrasent si souvent les faibles ? Pourquoi certains individus acceptent-ils leur faiblesse avec tant de sérénité ? Pourquoi les sociétés sont-elles divisées entre puissants et faibles ?
A Limé, comme à peu près partout dans le monde, le pouvoir se mesurait principalement à la fortune. Dans notre société pourtant patriarcale, une femme riche avait davantage de pouvoir qu’un homme pauvre. La domination de la classe inférieure par la classe supérieure était flagrante : aucune loi ne protégeait les pauvres — une personne fortunée pouvait maltraiter ses employés sans qu’ils puissent faire autre chose que s’incliner. Les fonctionnaires exigeaient et obtenaient des pots de vin en toute impunité.
Autour de moi, j’ai pu constater que des parents et des amis montraient davantage de respect à un homme en possession d’une Mercedes qu’à un homme en possession d’un vélo. A l’église, les nantis et les puissants se partageaient les meilleurs bancs sur le devant. Les enfants de riches étaient jugés plus beaux, plus intelligents que les autres et étaient mieux traités par les enseignants. Je ne pouvais me résigner à l’idée que certains êtres humains méritaient davantage de dignité et de respect que d’autres.
Je suis arrivée en Amérique en pensant naïvement que ce serait différent — de ce que j’avais entendu à la radio, il ressortait que l’Amérique était un pays bien meilleur que le Cameroun. C’était le cas à certains égards mais pas en ce qui concerne les abus de pouvoir.
Dans les deux pays coexistaient les puissants et ceux dont le pouvoir avait été volé ou arraché par la force. Et puis il y avait ceux qui, en connaissance de cause ou pas, avaient renoncé à leur pouvoir.
Au Cameroun, le népotisme régnait. En Amérique, j’ai été confrontée au racisme et j’ai trouvé ces deux « ismes » aussi insidieux l’un que l’autre. Quel que soit le « isme » rencontré aux États-Unis, il avait son jumeau ou son équivalent au Cameroun et tous deux reposaient sur les mêmes ressorts de pouvoir délétères.
Il est sans doute pratique de faire porter la responsabilité des problèmes d’une société sur un groupe d’individus en particulier mais, ce faisant, on passe à côté du fait que tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur genre et leur croyance, sont capables d’abus de pouvoir - c’est inhérent à la nature humaine. Des études psychologiques ont démontré que quiconque est investi d’un pouvoir devient impulsif, insatiable, revendicatif et adopte un comportement contraire à la morale que, sans ce pouvoir, il n’aurait sans doute pas adopté. Le jeu du pouvoir est un jeu impitoyable.
Si les Noirs finissaient par obtenir les pouvoirs actuellement détenus par les Blancs et que les Blancs se trouvent marginalisés, nous n’aurions pas pour autant un meilleur pays. Et nous ne serions pas satisfaits non plus d’une société matriarcale au sein de laquelle les hommes seraient traités comme des citoyens de seconde zone. Notre rêve collectif devrait être que tous les individus soient considérés avec la même dignité.
Suis-je en train de proposer que nous créions une société égalitaire au service de chacun ? Oui. Est-ce que je sais à quoi ressemblerait une telle société lorsque conjuguée au capitalisme ? Non. Ce que je sais en revanche, c’est que le principe qui devrait nous guider, c’est l’égalité pour tous. En tant que citoyens armés d’une conscience sociale, nous ne nous plaçons pas du côté des Noirs ou des Blancs, des riches ou des pauvres, des hommes ou des femmes — nous nous plaçons du côté de la vérité et de la justice ; de l’amour et de la paix. Les individus ne sont pas bons au motif qu’ils sont Noirs et mauvais au motif qu’ils sont riches. Les humains sont les humains et nous sommes tous imparfaits, complexes et en quête frénétique de quelque chose.
Quelques temps après avoir quitté le Cameroun, j’ai cessé de vouloir à tout prix passer ma vie au service d’un révolutionnaire. Il se peut que, inconsciemment, j’aie commencé à me demander : où sont les femmes ? Comment se fait-il que je n’entende pas d’histoires de femmes d’exception ? Le seul nom de femme connu associé à un mouvement était celui de Winnie Mandela que nos médias présentaient comme « l’épouse. » Chaque fois que les adultes qui m’entouraient l’évoquaient, c’était toujours en ces termes : « Quelle formidable épouse, c’est ainsi que les femmes devraient être. »
Cela ne s’est jamais produit.
J’ai fait des études de gestion dans le New Jersey et, après avoir obtenu ma licence, j’ai occupé toutes sortes d’emplois, d’employée de banque à hôtesse d’accueil d’un cabinet dentaire. Mais ma vénération pour les révolutionnaires et les activistes ne s’est jamais éteinte. Et puis, un jour, j’ai lu un roman de Toni Morrison grâce auquel ma vocation d’autrice est née. J’ai aussitôt commencé à écrire l’histoire d’une jeune Africaine qui devient révolutionnaire.
Je continue d’admirer les révolutionnaires, surtout ceux de l’ombre. Je suis émerveillée par ce qui s’avère possible dès lors qu’un individu décide de canaliser son pouvoir. Grâce aux révolutionnaires, j’ai appris que nous avions tous du pouvoir ; or, revendiquer ce pouvoir et en faire usage pouvait coûter très cher. Et pourtant, je rêve d’un monde dans lequel nous prendrions tous conscience du fait que nous sommes redoutables et que, grâce à notre pouvoir, nous pouvons accomplir de grandes choses.
Traduit de l’anglais par Catherine Gibert
Retrouvez Imbolo Mbue au Passa Porta Festival
- 27.03.2020 Women and Power: Imbolo Mbue
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Photo: Clay Banks / Unsplash