Avis à la Population (8) La langue de notre époque

Sulaiman Addonia
15.04.2020
Texte d’auteur
Degas Baigneuse1

Les virologues conseillent actuellement la « distanciation sociale » alors que Passa Porta via ses rencontres littéraires vise le « rapprochement social ». Passa Porta tient à maintenir le contact entre auteurs et lecteurs et c'est pourquoi, dans les semaines à venir, nous donnerons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en direct de leur bureau.

Entre les tâches ménagères et l’école à la maison pour ses enfants, Sulaiman Addonia a écrit un plaidoyer en faveur de l’exploration de soi. Ce romancier érythréen qui vit à Bruxelles encourage ses lecteurs à se tourner vers la langue du silence en ces temps d’isolement à domicile.

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En 2009, alors que je commençais à écrire mon deuxième roman, Silence is My Mother Tongue (« le silence est ma langue maternelle »), il m’arrivait de me réveiller au milieu de la nuit, de m’asseoir le dos contre le mur et de plonger mon regard dans l’océan de noirceur autour de moi. Le silence de la chambre obscure m’invitait, encore et encore, à venir le retrouver. La nuit écoutait alors en silence mes pensées inexprimées et mes rêves indicibles. Là, je me sentais chez moi avec tous mes personnages – même ceux qui m’ont emmené vers des ténèbres – car nous parlions la même langue : le silence.

Mais si le silence est un idiome, alors comment le maîtriser et enrichir notre vocabulaire, pour pouvoir le parler couramment ? Et qui pourra en être grammairien ? Je n’ai de réponse à aucune de ces questions et mes recherches sont toujours en cours. Toutefois, je considère que le silence ne nous est pas transmis par nos mères, nos sociétés ou nos écoles. Il se peut que cette langue soit la seule innée, celle que nous possédons tous dès la naissance.

Être silencieux, c’est être dénué de langue parlée, d’identité, de religion, de morale, de conditionnement social, de nationalité et de nationalisme. Sans doute qu’en étant silencieux, on peut se retrouver au plus près de la compréhension de ce que cela signifie d’être un être humain, dans son sens primitif, noble.

Le silence est la seule langue commune unissant indigènes et immigrés, hommes et femmes, enfants et adultes. Il a toujours été un langage universel que beaucoup d’entre nous ont appris à refouler, mais que l’art peut raviver.

Absolument. L’art peut nous permettre de redécouvrir la beauté de ce langage universel. D’ailleurs, Gabriel García Márquez écrivait dans L’Amour aux temps du choléra :

« Il était convaincu, dans la solitude de son âme, d’avoir aimé en silence bien plus que nul être au monde. »

Outre les romans, c’est principalement le cinéma qui m’a donné la force non seulement de comprendre le silence, mais aussi de l’adopter comme langue maternelle. Le film japonais Hana-bi (1997), du réalisateur et acteur Takeshi Kitano, m’a fait ressentir pour la première fois le silence parlé comme une langue au cinéma. Du début à la fin, l’acteur principal ne dit pas grand-chose. Les moments de silence l’emportent sans conteste. Le silence comme langue respire dans le film, il peut vagabonder dans tout le paysage, la mer, les montagnes. Il s’y démarque radicalement et rend ce film particulièrement mémorable pour moi. Le dialogue étant relégué au second plan, le silence m’a permis d’apprécier d’autres éléments dont nous sommes souvent distraits lorsque nous entendons en continu les acteurs converser. Je me souviens pouvoir observer l’intérieur, faire attention aux visages des personnages, suivre leur regard, lire les détails des sentiments exprimés par leurs traits, et même remarquer un léger mouvement des muscles du visage de Takeshi Kitano.

C’est ce que fait le silence en tant que langue : il vous invite à écouter au-delà des paroles prononcées par les personnages et à écouter leur corps, à écouter leurs sentiments, à devenir témoin de leurs émotions intérieures et extérieures. En d’autres termes, je pense que le silence est la langue qui convient le mieux à l’art. Et la manier savamment, c’est, comme l’écrivait Charles Baudelaire, pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire.

Parfois, je lis des poèmes sans comprendre, néanmoins je ressens leur pouvoir au plus profond de moi. J’ai toujours eu l’impression que certains poètes savaient contourner, à leur façon, l’intellect pour parler directement à l’âme. Et selon moi, la langue de l’âme est le silence.

Et en tant qu’artiste, le silence m’a permis de m’évader de l’histoire, des dialogues, de l’abondance, des explications, de l’intrigue, des perceptions, des traditions, des religions et des tabous. Il m’a fait me sentir totalement libre, à l’instar de Marguerite Duras :

« Je suis pluie et n’appartiens à personne. »

Bien que le silence soit une langue difficile à maîtriser, il devrait probablement être l’une des choses que les gens apprennent en ces temps d’isolement à domicile, compte tenu de la beauté et de la liberté qu’il apporte. Plus nous regardons de peintures comme les baigneuses d’Edgar Degas (qui a inspiré Silence is My Mother Tongue), plus nous lisons de romans comme Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, plus nous écoutons de musiques comme Beethoven’s Silence d’Ernesto Cortázar, illustrations du silence, plus nous sommes encouragés non seulement à l’apprécier, mais aussi à l’entendre et à le faire sien.


Sulaiman Addonia, Bruxelles, avril 2020

Traduit de l’anglais par Maïté Graisse

Sulaiman Addonia
15.04.2020