Qui me hante ?

Quels écrivains disparus planent sur la création contemporaine ? Par quels fantômes les auteurs et autrices d’aujourd’hui se sentent-ils hantés ? De quelle nature sont ces dialogues qui se tissent par-delà le temps ? Nous avons posé la question à cinq auteur·ices. Leurs réponses dans un texte inédit, proposé lors du Passa Porta Festival de mars 2025.
Qui me hante ?
Emmanuel Régniez
Quand Gertrude Stein vient me visiter,
ou plutôt quand je rends visite à Gertrude Stein, c’est dans son appartement parisien, au 27 rue de Fleurus, dans le
sixième arrondissement. Je sais qu’elle ne sera pas seule, qu’il y aura ses amis, peintres,
poètes, qu’il y aura Alice, Alice Tocklas, son amie, son amante. Je sais que nous allons, tous
ensemble discuter. Qu’Alice, l’amie, l’amante, restera un peu à l’écart, mais qu’elle ne perdra
rien des conversations.
Je passe du temps à regarder les
tableaux accrochés au mur, Picasso, Matisse, Picabia, les cubistes, Juan Gris, Masson. Ses goûts ont toujours été sûrs,
elle a toujours su, avec son frère Léo, voir et savoir ce que sera l’art de demain.
Les bibelots accumulés, les livres qui
s’entassent dans de petites bibliothèques, basses.
Sans doute vais-je croiser Hemingway ou Fitzgerald, Ezra Pound ou James Joyce. Sans doute vais-je boire un verre avec René Crevel, sous le tableau de Picasso, grand tableau, qui la représente, et qui fut l’amorce d’une nouvelle période pour le peintre.
Je caresse son chien, Basket.
Et j’attends qu’elle me propose un tour dans son auto, qu’elle a baptisée « Auntie ».
Auntie, hantée, hantée par la modernité.
Je vais rendre visite à cette Américaine, excentrique, née en Pennsylvanie en 1874. Et qui mourra en France, en 1946. Cette autrice à l’œuvre abondante, diverse : poèmes, romans, théâtre, scénarios, critiques…
Cette Américaine qui saura être si française, tout en restant si américaine.
Cette femme qui sut si tôt brouiller toutes les pistes, de l’art et de l’amour.
Cette Américaine qui a révolutionné la littérature.
Cette Américaine qui me hante depuis si longtemps.
Je ne sais plus trop comment j’ai découvert Gertrude Stein. Sans doute grâce à
l’excellent libraire à Tours qui savait me conseiller autre chose que des nouveautés, qui avait un fonds.
Vous savez, le fonds, ce trésor des librairies, qui maintient tant d’auteurs vivants, la librairie comme lieu parfait de réunion des fantômes.
Une hantologie, avec un h au début, un lieu qui hante, qui est hanté, qui possède et qui est possédé, où il faut avoir des notions de nécromancie, pour faire relever les morts et commencer la discussion, où les tables tournent, où Victor Hugo est ami avec Virgile qui lui-même converse avec Joyce, qui n’arrive pas à placer deux mots avec Homère…
Un lieu de chuchotements, de mots qui se répètent, qui s’entrechoquent, comme dans la chanson du groupe The Divine Comedy, The Booklovers.
Je sais que j’ai commencé par lire Autobiographie
d’Alice Toklas.
Fausse autobiographie, car c’est Stein
qui écrit en se faisant passer pour Alice Toklas.
Fausse autobiographie pour montrer tout
le génie de son autrice, Stein.
Et ce fut un éblouissement.
Pas seulement un éblouissement : je
savais en lisant ce livre que ma vie allait être changée, fondamentalement. Comme elle l’avait été avec Proust,
comme elle le sera avec Thomas Bernhard…
Ainsi on pouvait se raconter, ce qui est assez banal, mais de cette façon, cela me laissa pantois.
C’était comme si, en lisant, Stein venait à côté de moi et me racontait tout, à moi, juste à moi… elle était mon amie, et je rentrais, avec elle, dans son livre, et moi j’étais raconté par son livre…
Puis j’ai lu tout ce qui était
disponible en français, Trois vies, Ida, Le monde est rond.
Des textes que l’on trouvait par ci par là dans des revues.
Gertrude Stein était comme un mot de passe que l’on se passait entre initiés, un nom qui faisait comprendre que l’on était dans le même camp de la littérature.
Comme Joyce, comme Malcolm Lowry, comme Thomas Bernhard, comme Thomas Pynchon. Ces auteurs qui n’étaient pas encore à la mode, mais qui savaient changer la vie d’un lecteur.
Un mot de passe, un mot qui la faisait
revenir des morts, qui la faisait revenir de loin.
Elle arrivait à pas lents, vers moi,
elle arrivait, en spectre, doux et tranquille.
Elle arrivait vers moi et pour moi.
Je me suis un peu éloigné de Stein, oh,
pas très loin, puis j’y suis revenu avec la parution de Lève bas-ventre, traduit par Christophe Lamiot Enos, chez
Corti.
Et ce fut de nouveau un choc,
Ce long et beau poème érotique, d’une
écriture si puissante, si simple et si puissante, me remplit d’énergie pour écrire, à mon tour. Non pas en imitation,
mais porté par le souffle et le rythme.
Quand je ne cessais de penser « histoire », ce texte de Stein, me rappelait qu’avant tout il y avait le rythme. Le rythme, le souffle, qu’il faut laisser monter les fantômes en nous.
Et j’ai compris, grâce à Stein, avec Stein, qu’au commencement de l’écriture était le souffle, souffle qui devient rythme, rythme sur lequel se posent les mots, mots qui font sens… mais au final, le rythme a toujours raison.
C’est une étrange chose que le rythme.
On ne le lit pas, au sens strict.
On ne le lit pas, et pourtant il
s’entend.
Il s’entend dans tout ce que l’on lit.
On ne peut pas lire sans lui, sans le
rythme.
On ne peut pas écrire sans lui, sans le
rythme.
Le rythme est tout en écriture, pour
l’écriture.
C’est la phrase d’Hemingway : « Un écrivain qui n’a pas d’oreille est comme un boxeur sans main gauche. »
L’oreille, donc. Le rythme, toujours.
Le souffle, la pneuma, en grec,
Et quand on parle des fantômes on parle
de pneumatologie. La science qui a pour objet l’étude de l’âme et des esprits.
Les fantômes, le souffle, le rythme, ça va ensemble.
Oui, Gertrude Stein me hante depuis mes débuts de lecteur, elle est là à côté de moi, avec moi, quand je lis, quand j’écris.
Quand j’ai écrit Notre Château, je me demandais comment Gertrude Stein écrirait une histoire fantastique… Comment elle écrirait l’intimité d’un couple, ce fut Madame Jules. Les derniers jours d’un compositeur, Au bord du lit. Oui, elle est là, et je dialogue avec elle, en écrivant, et je lui demande si mes phrases sont bien rythmées, si elles balancent bien. Même pour Une Fêlure, elle était là, dans sa façon de raconter l’enfance, de dire l’enfance, de dire le passage, aussi… j’avais en tête, comme une obsession, ces phrases :
Jusqu’au début de l’adolescence on découvre peu à peu que les étoiles sont des mondes, que les mots sont des moyens, que la force est puissance, que les artifices sont des moyens au même titre que les mots, en d’autres termes on se découvre soi-même ( … )
Enfant, nous devenons Légende.
Raconter, certes, mais raconter avec rythme. Raconter, certes, mais en choisissant, à chaque fois, une langue.
Je lis et j’écoute Stein, des
enregistrements, des lectures, des mises en musique, celle de Dusapin en particulier.
Je me suis toujours demandé pourquoi le
compositeur Morton Feldman n’avait rien fait sur / avec Stein.
illustration © Giulia Vetri
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