Envers et contre tout. Poème
Qu’est-ce qui occupe les écrivains aujourd'hui ? Pour le Passa Porta Festival, sept auteurs belges et étrangers nous ont répondu dans un texte inédit. Leurs contributions nous ont inspirés pour élaborer le programme de notre festival.
La romancière et poète non-binaire néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld nous a donné un cycle de trois longs poèmes autour du thème de la perte, dont nous publions ici le deuxième, traduit par Daniel Cunin.
-
Envers et contre tout
Tout le monde peut se les figurer : l’humain et son baboum sur la langue,
qui dit tout ce qui apparaît en lui, qui de la sorte mange à la cuillère la recette
d’un plat de gibier et n’omet pas de préciser comment il a le cerf au loin et
pangpang, mais ne connaît que rarement la formule pour une bonne vie.
Tout le monde peut se les figurer : l’humain qui n’a pas d’ancre en lui, qui ne
reste jamais immobile dans le jour, qui ne peut retenir aucune vérité ni aucun
navire, tout ce qu’il dit est en bois d’échafaudage, qui ne voit pas que les poissons
qui se contentent de nager à la surface manquent pour la plupart d’oxygène.
Tout le monde peut se les figurer : l’humain qui conserve Dieu dans la doublure
de son pardessus, qui gare sa bicyclette dans le temple en mettant quand même
le cadenas, qui dit oui et amen à toute chose, qui chante des psaumes mais en
dedans ronchonne, sans cesse maudit tout jusques et y compris les principes.
Tout le monde peut se les figurer : l’humain qui esquive le bonheur comme
un grand chien à poil sombre, qui a toujours dans le dos un sac plein de peur
d’échec et de désir de vacillement, qui évite toute coïncidence par précaution :
certes, il les voit mais préfère les conserver dans le débarras de sa tête qui doute.
Tout le monde peut se les figurer : l’humain à visière levée qui grimace de
toutes ses dents mais, intérieurement, nage contre tout, qui ne se lasse jamais
d’expectorer une blague, haha, et ensuite souhaite se voir mort, ou qui s’invective
en personne envers et contre tout, à l’abri du taux d’inoccupation des lieux.
Tout le monde peut se les figurer : l’humain qui cesse de faire ce qu’il commence
à faire trop bien, de peur d’être renversé du trône, lui qui a effectivement abattu
le cerf mais refuse de le cuisiner, trop radin pour le servir, tout le monde peut
se les figurer, mais personne ne les connaît, ne les connaît à proprement parler.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin, 2021
-
Marieke Lucas Rijneveld (1991) est une personne écrivaine et poétesse néerlandaise non-binaire. La traduction anglaise par Michele Hutchison de son roman De avond is ongemak (The Discomfort of Evening) a remporté le Booker International Prize 2020. Le même livre a fait l'objet d'une traduction française de Daniel Cunin (Qui sème le vent, Buchet-Chastel, 2020).
Voir aussi le blog de Daniel Cunin, spécialiste des lettres néerlandaises et flamandes.
Retrouvez Marieke Lucas Rijneveld au Passa Porta Festival 2021
- 26.3 Lost and Found: Marieke Lucas Rijneveld et Lize Spit (rencontre en néerlandais)