Ailleurs n’est pas ici

Haleh Chinikar
04.04.2024
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Haleh chinikar sketchbook 4

Chaque année, Passa Porta coordonne la contribution d'un jury belge au Prix des 5 continents de la francophonie, un prix littéraire international ayant ses bases, outre en Belgique, au Congo-Brazzaville, au Vietnam, en France, au Québec et au Sénégal.

Pour cette édition 2024, nous avions invité Haleh Chinikar à être l’une des lectrices de choix de ce prix. D’origine iranienne, installée à Bruxelles, cette poétesse polyglotte qui parle, écrit et lit tour à tour en persan, en anglais ou en français a accepté de nous écrire à cette occasion Ailleurs n’est pas ici, un texte inédit plein de grâce sur son rapport à la langue française.

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Ailleurs, c'est peut-être là-bas, au loin, ou bien là-bas, à moins d'un kilomètre.

Ailleurs, n’est pas ici.

Je pourrais être là-bas et ici. Je pourrais être plusieurs à la fois, je pourrais être personne.

Parfois je m’absente d’ici, je fais semblant d’être là mais je ne suis nulle part, ni ici, ni là-bas, je suis ailleurs.

Quand je parle en français, quand je pense en français, quand je lis en français, je suis celle qui s'exprime, « un peu à côté mais ça rend la chose poétique. »

Est-ce parce que je suis poète ? Je veux dire, est-ce que si j’étais ingénieure, professeure de chimie, ou encore balayeuse de rue, aurait-on relevé cet aspect « poétique » de ma manière d'utiliser les mots ?

Combien de mots doit-on connaître pour parler français ? Selon Google, Un étudiant lycéen utiliserait 800 à 1600 mots pour s'exprimer oralement. Un adulte devrait maitriser plus ou moins 3 000 mots pour être en mesure de s'exprimer en langage courant. La plupart des Français utiliseraient 5000 mots, mais 600 mots suffiraient à comprendre n'importe quel texte.

Je n'ai aucune idée du nombre de mots qui flottent dans mon cerveau à chaque idée énoncée, écriture réalisée, ou pensée formulée, que ce soit en français ou en persan. Je sais que les mots m’écorchent souvent, avant de sortir de ma bouche, avant qu’un son effleure l’arrière de mes lèvres pour former une phrase, pour énoncer une idée.

La première fois que j'ai lu un livre de Christian Bobin, j'avais seize ans, j’étais en Iran, je l’ai lu en persan. Des années plus tard, au milieu de mes vingt ans, je l'ai lu dans sa langue d'origine. Je n'ai pas du tout ressenti la même empreinte. Ses mots n'ont pas touché les mêmes recoins de mon cerveau, bien que j'adhérais à son écriture, à ses réflexions en persan. Je connaissais probablement déjà 600 mots en français à l'époque. C'était la même histoire pour les textes de Roland Barthes, Marguerite Duras ou encore Agota Kristof. Il m'a fallu du temps avant d'apprécier à nouveau ces textes philosophiques, poétiques, et que sais-je encore, dans leur langue d'origine, qui est devenue, entre-temps, l'une de mes langues de cœur.

Je me demande souvent si je vis le quotidien avec la même intensité en français qu'en persan. Je sais que mon rapport aux banalités n'est pas le même dans ces deux langues. Le timbre de ma voix, mes silences, diffèrent. Je me dis qu'il faudrait connaître au moins deux langues, non pas par privilège, mais par l'obligation de déplacement, pour se rendre compte de multitude de personnes que l'on pourrait devenir dans notre rapport au quotidien.

Je me pose à nouveau la question : combien de mots faut-il connaître pour être touchée en français ? Je me demande si ma phrase est du français. Je feins de ne pas accorder d'importance à cela, je passe à autre chose, mais au fond de moi, je sais que lire, parler et penser en français ne sont pas similaires à en être imprégnée.

Vivre en deux langues, c'est aussi rêver dans deux langues, aimer dans deux langues.

Et je sais aussi que je n’aime pas pareillement, lorsque j’aime en français qu’en persan. Je sais aussi que cette ambivalence qui gît en moi à chaque fois que je me déploie en naviguant d’une langue à l’autre, est mon arme contre l’oubli, la raison même pour laquelle j’écris.

Janvier 2024 Bruxelles

Née à Rasht, en Iran, Haleh Chinikar vit à Bruxelles depuis 2007. Artiste et poète, le corps, la mémoire, le langage et les textiles sont les piliers de ses créations. Dans son travail, l'installation et la performance contribuent à une expérience partagée avec le public. En novembre 2021, son livre Où est ma maison ? a été publié aux Éditions La place. Suite aux révoltes qui débutent en septembre 2022 en Iran, elle cofonde M-A Collective. Un collectif d'artistes performeurs iraniens. Elle performe à la fois dans son collectif et dans ses créations individuelles.

photo - collage © Haleh Chinikar
Haleh Chinikar
04.04.2024