anthony passeron - la disparition d'un village
Pour "Inventaire avant disparition", une création du Passa Porta Festival, nous avons demandé à des écrivain.e.s à quelle disparition ils et elles assistaient en ce moment dans le monde qui nous entoure. Seule "contrainte" : la réponse devait se faire sous la forme d'une lettre... Voici celle d'Anthony Passeron.
Cher village,
Je t’écris cette lettre depuis ma fuite, un exil devenu inévitable, la cavale de tout une vie pour ne pas disparaître avec toi.
Enfant, j’ai longtemps pensé que je ne pourrais jamais te quitter, qu’avec tes jardins, tes ruelles, tes platanes et ta rivière, rien ne pourrait jamais me manquer en toi.
Notre mère nous le disait pourtant : il faudrait bien partir un jour, quitter le placenta rassurant de ta petite vallée pour le reste du monde. Partir. D’abord pour faire des études, celles auxquelles elle tenait tant pour ses enfants, ensuite parce que comme on l’entendait si souvent : il n’y avait pas d’avenir ici.
Sans nous le dire vraiment, elle annonçait ainsi ta disparition prochaine. Parce qu’un avenir, pour ma mère, cela signifiait tout simplement un travail moins pénible que le sien. Un travail qui rende les choses possibles, un travail en ville, là où il en resterait peut-être le temps que nous finissions nos études, plutôt que dans ce village où tout semble toujours vouloir foutre le camp et dont l’avenir lui semblait déjà bien incertain.
Elle nous racontait toujours ce que lui racontaient ses amies, des histoires de fils et de filles plus âgés que nous qui avaient quitté le village pour étudier à l’université et qui avaient fini par trouver des postes à responsabilités dans de grandes entreprises ou des administrations de la Côte. Elle nous voyait déjà informaticiens à Sofia Antipolis, la technopole de la région. Ainsi, elle nous a toujours projetés dans cette fuite comme unique projet de vie. Depuis tes rues devenues silencieuses, elle dit souvent qu’il est trop tard pour elle, que sa vie est déjà faite et qu’elle n’a plus la force de partir pour recommencer sa vie ailleurs. Alors elle assiste à ta lente disparition, celle à laquelle elle a tant tâché de nous soustraire, comme un capitaine qui, après avoir chargé ses passagers sur les canots de sauvetage, refuse de quitter son navire qui sombre, incapable de s’en séparer.
Ta disparition est d’autant plus silencieuse qu’elle échappe aux radars des chiffres du recensement. Les statisticiens de l’INSEE, Monsieur le Maire et ses prédécesseurs avant lui s’y accrochent : les chiffres de la population sont stables. Tu ne serais donc pas tout à fait mort. Tout au plus t’es-tu légèrement endormi. A les croire, tu es même en train de te réveiller.
Pourtant, avec tes rues vides, tes devantures de commerces abandonnés, tes anciens bâtiments industriels si abimés qu’il faut les détruire pour éviter qu’ils ne s’effondrent sur tes derniers habitants, tu n’appartiens plus tout à fait au monde des vivants.
Tes habitants justement, ceux qu’on distingue sur les vieilles cartes postales de la première moitié du siècle, ceux qui entretenaient encore en toi une certaine sociabilité, un esprit de communauté, se sont peu à peu éloignés. Ils ont d’abord déserté ton cœur pour s’installer dans de petits pavillons disséminés le long de la route nationale, plus adaptés à ce qu’on appelle parfois « la vie moderne ». Comme ma mère, ils ont pour la plupart élevé leurs enfants dans cette idée de fuite inévitable. Ils se connaissent encore pour certains, ils ont parfois même une histoire, des souvenirs en commun mais ne se croisent guère plus qu’au supermarché qui, malgré l’opposition de certains commerçants de l’époque, s’est inévitablement installé ici comme presque partout ailleurs.
Vois-tu, cher village, voilà déjà plusieurs dizaines d’années qu’il me semble que le désespoir te gagne. Les caméras de vidéo-surveillance dans lesquelles tu as chèrement investi ont récemment permis d’identifier un petit groupe d’adolescents qui avaient renversé une poubelle sur la place principale le soir du réveillon. Tu peux te rassurer : elles ne filmeront bientôt plus rien qu’un village désert, silencieux, vidé de tout.
A chaque élection nationale, l’extrême droite remporte tes suffrages dans des proportions toujours plus grandes.
Seule exception à la règle, les élections cantonales et municipales dans lesquelles tes habitants, bien disciplinés, élisent systématiquement le dauphin désigné par le président du conseil départemental afin de ne pas mordre la main qui les nourrit. A chaque fois, la récompense ne se fait pas attendre : un centre sportif, un nouveau préfabriqué pour le club de pétanque, de l’emploi public faute d’emploi tout court aux plus fervents enfants du pays, un gymnase flambant neuf, une maison des services publics, une nouvelle caserne de sapeurs-pompiers, un campus connecté, des pavés pour les rues principales… autant de chantiers vitaux pour la survie des petites entreprises locales mais jamais rien de vraiment utile pour tenter d’enrayer définitivement ta désertification. C’est sans doute de cela que nos parents pessimistes ont voulu nous préserver : une sorte d’échec qui semble de plus en plus inéluctable, laissant les derniers habitants avec au fond de la gorge le goût amer de plus en plus prononcé d’un sentiment d’infériorité, de dépendance vis-à-vis des lieux où les décisions majeures sont prises. C’est d’autant plus humiliant qu’à quelques kilomètres de là, les moyens, le bitume et le béton pleuvent pour agrandir les stations de ski du coin, autrement plus à même de recevoir la considération des métropolitains que les villages en contrebas qui n’ont pas eu la brillante idée de se transformer en aire de loisirs pour citadins fortunés.
A chaque fois que je rends visite à mes parents, j’en profite pour me promener au hasard de tes rues et je ne peux que constater les dégâts. L’avancée d’un désert sans sable, sans dune et sans vent. A chaque fois, je découvre des volets, des rideaux de plus qui se sont définitivement baissés. Seul le petit bureau de poste de la place de l’Église semble faire de la résistance et je dois reconnaître mon soulagement à chaque fois que je le retrouve. Je guette avec angoisse son départ comme un coup de sifflet, la chute d’une balise qui commanderait l’évacuation finale. Pour combien de temps encore va-t-il survivre à la boucherie de mes grands-parents, à la mercerie, à la blanchisserie, à la tannerie, au magasin de radios et de télévisions, au marchand de journaux, à la quincaillerie, à la petite fabrique de pâte, à l’usine de meubles, aux cafés, aux restaurants, à la poissonnerie, qui ne sont déjà plus que de lointains souvenirs ?
Je ne dis pas tant ça pour te faire la morale. Venant de quelqu’un qui t’a lâchement abandonné pendant que d’autres ont résisté, se sont battus, te sont restés fidèles jusqu’au bout, refusant de te quitter pour poursuivre des études, se condamnant ainsi à se satisfaire des rares métiers disponibles, ce serait, je te l’accorde, un peu malvenu.
J’essaie simplement de te parler pendant qu’il en est encore temps, pendant que tu peux encore m’entendre. Ce qui m’effraie, vois-tu, ce serait que tu deviennes non plus un village-zombie, un village mort qui semble bouger encore, mais un village fantôme comme certains de tes voisins, de ceux qui demeurent déserts toute l’année et qu’on ne repeuple que quelques semaines par an, à l’occasion des fêtes patronales de l’été avant de les abandonner définitivement. Un village fantôme dont les dernières personnes à se souvenir qu’il y ait eu une vie en leur sein ont disparu à leur tour. On en connait quelques-uns des comme ça, des villages qui ne sont plus, des villages gagnés par la forêt, des villages qui pourrissent lentement au hasard des chemins. J’ai pourtant l’impression qu’à leur manière, ils tentent de nous dire quelque chose du monde qui vient. Leur triste sort devrait nous avertir. C’est le même phénomène de concentration qui les a vidés de leurs enfants qui risque bien d’avoir raison de toi. Ces enfants justement que notre police républicaine gaze, matraque et traine aujourd’hui par les cheveux sur le pavé des métropoles pour leur apprendre les nouvelles règles de la démocratie, figure-toi que ce sont aussi les tiens.
Et quand tu auras disparu, je crains qu’il ne reste plus aucune trace des vies qui se sont déployées ici. C’est bien l’enjeu de ma lettre sur ta disparition. Il ne s’agit pas que de toi mais des vies qui se sont inscrites en toi. Je crains que ces vies toutes entières disparaissent à travers elle. Les fouilles archéologiques qui retrouveront tes restes ensevelis diront si peu de choses de ces vies, de ces histoires qui se sont jouées en tes lieux. C’est d’ailleurs le constat de ta disparition amorcée qui m’a convaincu d’écrire l’histoire des Enfants endormis.
C’est en voyant que le décor même de leur histoire ne dirait bientôt plus rien à personne que j’ai su que je n’avais plus le droit de me dérober. Écrire leur histoire, c’était laisser quelque part un témoignage de leur époque, du monde dans lequel ils ont été.
Je t’ai quitté comme si c’était dans l’ordre des choses : naître – grandir – étudier – travailler et mourir. Je suis né et j’ai grandi en toi avant de te quitter pour d’autres lieux, pour des lieux dans lesquels on étudie puis pour des lieux où un travail m’attendait. Je ne regrette pas mon choix. Je n’aurais pas bien vécu comme un fantôme, à hanter tes artères vides. Mais quelque chose semble s’être alors refermé sur moi. Vois-tu, désormais, c’est toi qui me hantes.
Régulièrement dans mon quotidien d’urbain, j’ai le village qui revient. Mon accent, ma posture, mes expressions, ma maladresse à me fondre dans la foule. Quelque chose de toi refuse de disparaître en moi. Comme si l’avant dernière étape avant la disparition d’un lieu, c’était de se glisser quelque part dans la peau des derniers à l’avoir traversé. Peut-être que ce n’est pas moi qui écris, finalement. Peut-être que c’est toi. Peut-être que c’est toi qui t’exprimes à travers moi. Comme ces gens que se mettent à écrire des lettres dans une sorte de transe et nous expliquent que les lettres tracées sous leurs plumes sont des messages de l’au-delà.
Écrire pour toi, raconter ces vies qui se sont jouées dans tes ruelles, témoigner. Dire que quelque chose d’un monde s’est autrefois joué ici avant ce silence.
Je te vois désormais comme un astre mort, le satellite de la métropole la plus proche qui t’a vidé de tes enfants en ringardisant tes usages, leur promettant une vie meilleure loin des vies austères de leurs aînés, en fermant un à un tes services publics pour rendre la vie toujours plus impossible aux dernières poches de résistance, aux quelques farfelus qui s’attacheraient encore à toi. C’est aussi pour cela que je suis parti. Pour ne pas rejouer la même scène familiale, ne pas passer mon temps à dire à mes enfants que leur avenir leur impliquerait de partir un jour, pour ne pas avoir à me creuser la tête pour leur trouver un toit lorsqu’ils devraient poursuivre leurs études, pour qu’ils n’aient pas moins de chance que les enfants des métropoles pour trouver leur voie. Car vois-tu, le déclassement n’est pas qu’un phénomène économique, culturel ou social. C’est aussi un phénomène géographique duquel j’ai tenté de m’extraire dans ma fuite.
Ne prends surtout pas cette lettre comme une lettre de rupture, ou d’excuses. Il ne s’agit pas de te demander pardon. Je ne te demande pas pardon. Demander pardon c’est encore se croire pardonnable. Je ne crois pas à la rédemption, à la possibilité d’un quelconque retour, du moins pas dans le monde tel qu’il se dessine aujourd’hui. Ces métropoles, qui décident de tout, que certains n’hésitent plus à qualifier de « barbares », ne me semblent pas en mesure d’imploser, de se remettre en question dans leurs habitudes de concentration : concentration des hommes, concentration des biens, concentration des capitaux et concentration des services dont elles se goinfrent à ton insu. Je crains que tu ne reçoives plus que quelques miettes de leur banquet tous les cinq ou six ans, à l’approche de chaque élection locale.
J’aurais voulu t’être plus utile, te suggérer quelques pistes, proposer ne serait-ce qu’une ébauche de solution mais je n’en suis guère qu’au stade du constat. Un constat certes nécessaire, indispensable pour entamer le début d’une modeste réflexion. Mais un constat amer, un constat encore bien insuffisant pour agir. Décrire le monde qui s’annonce à défaut de changer quoi que ce soit. Pour qu’on ne se mente plus sur les faits, toi et moi, qu’on prenne conscience de ce qui se joue à chaque recoin du territoire, dans tous les angles morts de cette métropolisation victorieuse. Car il n’y a jamais vraiment de gagnants sans perdants, fussent-ils invisibles, silencieux ou disparus. On dit souvent que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Justement je ne suis pas l’Histoire et à ce titre je me propose d’écrire pour les vaincus qui hantent encore tes lieux : tes ruelles sombres, tes bords de rivières, tes ruines et tes prairies en friche. Je voudrais qu’à défaut de perdurer dans l’espace, ils demeurent dans mes livres. Ainsi, quand l’inspiration métropolitaine qui nous aspire tous cèdera enfin sa place à une expiration capable de nous renvoyer en tes lieux, nous aurons quelques traces de ce qui s’est joué ici, pour reprendre place dans le creux de tes vallées, reprendre notre histoire avec des souvenirs dans lesquels s’inscrire en continuité ou en opposition. Peu importe.
Je ne manquerai pas de revenir te voir de temps en temps. Salue ton petit bureau de Poste de ma part, dis-lui de tenir, aussi longtemps que possible. A bientôt.