antimatière

Aleksandra Lun
10.03.2021
Texte d’auteur
LUN adi coco unsplash

Qu’est-ce qui occupe les écrivains aujourd'hui ? Pour le Passa Porta Festival, sept auteurs belges et étrangers nous ont répondu dans un texte inédit. Leurs contributions nous ont inspirés pour élaborer le programme de notre festival.

Aleksandra Lun (1979), née en Pologne, vit à Bruxelles et écrit en espagnol. En 2018, son roman Les Palimpsestes a été publié aux Editions du Sous-sol dans une traduction de Lori Saint-Martin. Le livre raconte l'histoire de Czesław Przęśnicki, un écrivain polonais fictif qui se retrouve dans un institut psychiatrique belge, où il est obligé de suivre une thérapie puisqu’il préfère écrire non dans sa langue maternelle mais en... antarctique. Il y rencontre des auteurs du passé tels que Nabokov, Conrad, Kristof, Beckett ou Ionesco qui eux aussi ont manié une « langue étrangère ».

Dans l'essai poétique que nous publions ci-dessous, Aleksandra Lun réfléchit à la signification et à la fonction des « langues étrangères » et à leur relation avec la langue maternelle. Le 23 mars, nous consacrerons à ce texte une séance de « close reading » en ligne, en présence de l'autrice.

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J’ai rêvé, une fois, que je voyageais sur la banquette arrière d’une voiture conduite par un inconnu.

Par la vitre, les rues d’une ville que je n’avais jamais visitée surgissaient et disparaissaient dans la nuit, des avenues vides illuminées par des feux de circulation verts traçaient des lignes symétriques. La radio parlait une langue étrangère, le rétroviseur me renvoyait une image inconnue, les réverbères veillaient sur notre passage comme une rangée d’ombres.

Dans Brève histoire de l’ombre, Victor Stoichita rappelle que, selon Pline l’Ancien, la peinture naît au moment où quelqu’un dessine le contour d’une ombre humaine. C’est ainsi que nous nous sommes vus pour la première fois : notre corps et son absence. Une présence et une disparition. Notre part tangible qui danse avec son reflet, avec la partie de nous qui nous échappe, qui fuit la poussière de magnésium des premières photographies, mais qui ne cesse jamais de nous suivre, curieuse d’entendre l’histoire que nous cherchons à raconter avec notre vie.

La vie est une fiction, écrivait Calderón de la Barca, un songe. Un roman aussi est un songe : une écrivaine, c’est une somnambule qui essaie de ne pas se réveiller. Elle marche à tâtons, les bras tendus devant elle, prêts à se défendre, prêts à se rendre. Sans ouvrir les yeux, l’écrivaine somnambule continue de marcher, continue d’avancer dans la nuit avec un seul objectif : éviter de traverser la frontière entre le rêve et l’état de veille, unique frontière de l’écriture.

Les frontières sont un jeu de hasard. L’histoire lance la bille de la roulette sans nous regarder en face, comme un croupier dans un casino plein de fumée de tabac bon marché.

Nous observons la roue qui tourne, grande métaphore de la géopolitique : la tranquillité du centre contraste fortement avec la vitesse vertigineuse de la périphérie. La bille s’arrêtera dans une case qui sera un passage frontalier, on nous attribuera un passeport. Certains gagnent, d’autres perdent, c’est le hasard qui misera à notre place. Rien ne va plus.

La case de la roulette où notre bille a atterri est notre caverne de Platon. Assis sur le sol, nous observons les ombres qu’un feu invisible projette sur le mur. Sous nos yeux défilent les Autres, des silhouettes enveloppées d’étranges habits poussent des cris de terreur dans des langues que nous ne comprenons pas. Dévorés par le temps et l’histoire, les Autres, tout comme nous, se fraient un chemin dans les ténèbres. Stoichita fait un lien entre le récrit de Pline l’Ancien et celui de Platon : autant l’art que la connaissance consiste à transcender l’ombre.

Dans chaque roman nous transcendons une ombre différente, dans chaque roman nous rêvons un rêve différent. L’écrivaine somnambule avance à tâtons, les bras tendus devant elle, prêts à se défendre, prêts à se rendre. L’écriture veut nous enseigner à nous rendre. À capituler inconditionnellement, à lever les bras devant un escadron d’ombres, leurs bottes militaires à un centimètre du sol, leurs pas qui résonnent dans le silence de la grotte. Sur les murs, les ombres de Platon dansent avec les bisons d’Altamira, avec les chevaux de Lascaux, avec les mains des cavernes patagoniennes, avec l’empreinte du pied humain sur la lune. L’écrivaine somnambule prend le pinceau et, sans ouvrir les yeux, nous esquisse sur le mur : tout ce que nous avons été, tout ce que nous n’avons su devenir.

Rien ne va plus. La roulette de l’histoire nous attribue aussi une langue. Nous l’apprenons sans le vouloir, nous l’apprenons sans effort, ses mots semblent nous attendre depuis le début des temps. La langue maternelle nous accompagne comme notre ombre. Les langues étrangères nous observent de loin.

Certaines nous rejettent, jappent à notre approche comme des chiens jaloux de leur territoire. D’autres nous ignorent avec l’apathie de celles qui ont déjà de nombreux prétendants. Quelques-unes tombent amoureuses de nous. Elles s’abandonnent inconditionnellement, nous murmurent des mots d’amour que nous copions avec nos lettres de débutants. Nous ne savons pas encore qu’une langue est une annonciatrice du changement.

Une nouvelle langue est l’événement catalyseur d’Einstein : elle crée des ondes dans l’espace-temps de notre vie. Elle déplace notre centre de gravité, modifie pour toujours notre trajectoire. La langue maternelle est le combustible qui nous propulse dans l’espace. La langue étrangère, la force gravitationnelle d’une planète inconnue qui nous attire vers son orbite.

Le contact avec une autre planète nous transforme. La langue étrangère devient notre alter ego, le frère jumeau qui nous accompagnera durant le reste de notre vie. Nous nous dédoublons, disparaissons et refaisons surface, ailleurs. Nous gagnons et perdons des univers, les mots naissent et meurent en nous comme de lointaines galaxies. Dans chaque langue nous sommes emportés vers une galaxie différente ; dans chaque langue nous sommes une personne différente.

Rien ne va plus. Avec le passeport et la langue maternelle, la roulette de l’histoire nous attribue la couche la plus superficielle de notre identité : un moi fragile enveloppé d’un drapeau.

Le drapeau nous injecte son somnifère, fait de nous les citoyens d’un cauchemar. Il nous plonge dans le coma avec son récit de victoires et de défaites, de plats héros toujours debout, toujours du bon côté de l’histoire. Il nous hypnotise par ce qu’il dit et par ce qu’il tait, il nous montre l’Autre, monstre qui guette derrière les frontières destinées à nous protéger d’une invasion de doute sauvage. Le drapeau crie, se tord, ondule dans le vide. La surface de la lune l’accueille dans le silence. L’écrivaine somnambule avance sur les cratères lunaires, toujours sans se réveiller, toujours sans traverser la frontière entre le rêve et l’état de veille, unique frontière de l’écriture.

Un petit pas pour une femme, un bond de géant pour la littérature. Toute la littérature est un récit à propos de l’Autre, disait Ryszard Kapuściński ; toute rencontre avec l’Autre est un mystère, une illusion de l’espace. À l’aube, nous nous tordons dans le lit, l’oreiller nous opprime comme le casque d’un astronaute. Nous ouvrons la fenêtre, de notre nid de pie nous regardons la nuit, scrutons l’horizon à la recherche de voiles ou de modules d’atterrissage, à la recherche de quelqu’un qui nous aperçoit. Dans la distance de quelque mirage, l’Autre nous fait des signes à l’aide d’un miroir. Nous rend notre reflet, nous rend la fiction de notre reflet.

Notre reflet est une fiction, notre biographie est une fiction. Les ombres du passé dansent sur l’écran blanc d’une salle de cinéma vide, le film s’est terminé il y a un moment déjà, nous restons assis à notre place, scrutons le générique en quête d’explications. L’écrivaine somnambule longe les couloirs de l’entrepôt, des kilomètres de bobines la saluent au passage. Les drapeaux la harcèlent, l’agressent dans un coin. Ils la clouent au sol, la bâillonnent, le silence l’enveloppe comme le son d’un piano enveloppe un film muet. La musique est plus que la somme de ses notes. L’identité est plus que la somme de ses drapeaux. La vie est plus que la somme de ses fictions.

Notre passeport est une fiction. C’est la réponse à une question qui n’a pas besoin de réponse, une devinette sans solution. Comme un entraîneur obsédé par la victoire de son équipe, le passeport nous apprend à demander d’où nous venons plutôt que vers où nous allons. À poser des questions sur l’origine et non sur la destination. Sur le passé au lieu du présent. Au lieu du futur.

Rien ne va plus. La roulette continue de tourner, la tranquillité du centre continue de faire contraste avec la vitesse vertigineuse de la périphérie, la force centrifuge divise la littérature en deux.

Le centre habite une demeure lumineuse dont les fenêtres laissent passer des rires et des applaudissements, le passeport monte la garde devant la porte, les langues dominantes défendent le terrain comme des gardes du corps. La périphérie se tord dans l’ombre, rugit ses prières dans des langues incompréhensibles. Laissez-nous entrer, murmure-t-elle devant le portail fissuré, laissez-nous vous raconter. Le courant effréné de l’Achéron l’emporte sur son passage. La traduction, le Charon de la littérature universelle, détourne les yeux. La périphérie, fille d’une langue si pauvre qu’elle ne peut verser l’obole du voyage à la postérité, attend sa barque en vain. Dans les chambres à coucher de la demeure, la lumière s’éteint ; personne ne remarque son absence.

La littérature commence par l’absence de l’écriture. Le récit oral nous accompagne dans les cavernes ; durant des millénaires, les histoires volent au-dessus de nos têtes, se croisent en chemin comme des oiseaux migrateurs. Chaque forme de vie commence par une cellule. Chaque lettre de l’alphabet commence par une image. Presque tous les alphabets actuels sont dérivés des hiéroglyphes : nous continuons de dessiner sur les murs des pyramides. Tous nous écrivons avec le même alphabet, tous nous écrivons dans la même langue, tous nous écrivons la même histoire. L’écrivaine somnambule avance toujours sans se réveiller, toujours sans traverser la frontière entre le rêve et l’état de veille, unique frontière de l’écriture.

Un alphabet est un roman, la trame cachée de notre vie. Les lettres nous entourent comme les particules subatomiques qui construisent la matière de l’univers. Elles nous souhaitent la bienvenue depuis les certificats de naissance, nous sourient depuis les pages des livres pour enfants, nous saluent dans les menus des cafétérias. Elles nous prennent par la main dans les aéroports, nous guident sur les autoroutes, nous retrouvent dans les cartes géographiques. Elles nous accompagnent dans les couloirs de l’hôpital, leurs visages familiers nous expliquent le diagnostic. Elles nous disent adieu avec des épitaphes, se dissipent avec nous sous la pluie. Toujours présentes, toujours dans la première rangée de notre spectacle de cirque, les lettres sont notre public le plus fidèle, l’encre invisible avec laquelle nous décrivons l’énigme de notre vie.

Sous le chapiteau du cirque, les projecteurs cherchent le sable, l’écrivaine somnambule avance à tâtons sur une corde raide, les bras tendus devant elle, prêts à se défendre, prêts à se rendre. Nous nous défendons contre les chutes, nous nous défendons contre les vides; il n’y a rien contre quoi se défendre, nulle part où s’écraser. Nos atomes sont vides, le vide est notre chez-nous. Funambules plurilingues unis par la gravité, nous avançons ensemble sur l’orbite terrestre. L’alphabet parle toutes les langues. L’alphabet écrit tous les livres.

Rien ne va plus. Le hasard dessine les frontières, le hasard mélange les gènes, l’écrivaine somnambule naît dans un État. Les footballeurs courent sur l’écran de télévision, le drapeau les encourage depuis le canapé.

L’une des équipes gagne le Mondial, les joueurs serrent la coupe dans leurs bras, l’hymne national envahit le stade. L’écrivaine somnambule court seule vers le but. Le passeport lui crie dessus depuis le banc de touche, l’écrivaine somnambule perd le ballon, continue de courir vers l’avant, les bisons d’Altamira trottent à ses côtés, les chevaux de Lascaux galopent sur la pelouse fraîchement tondue. Le public se tait, le commentateur cesse de parler. La littérature n’est pas la Coupe du Monde. Un écrivain n’est pas un footballeur. Un roman n’est pas un but pour la sélection nationale.

Un roman est un oracle apatride, une vérité orpheline de langue. Les siècles effacent les hiéroglyphes des pyramides, suppriment les lettres latines attrapées dans les rouleaux de papyrus, couvrent de rouille les caractères métalliques de l’atelier de Gutenberg. La vérité se désintègre sous nos yeux, la fiction se désintègre sous nos yeux. Un roman nous invite à regarder la page blanche qui se cache derrière les lettres. Nous invite à lire le récit antérieur à toute langue : cette histoire que nos atomes sont en train d’écrire dans la langue du big bang.

À l’origine de l’univers, selon la théorie du big bang, la matière et l’antimatière existaient en quantités égales. La matière se compose de particules et l’antimatière, d’antiparticules; les deux s’annihilent mutuellement. Lors du big bang, les particules et les antiparticules naissent et meurent ensemble, apparaissent et disparaissent dans la chaleur des explosions. La matière a survécu, nous a sauvé la vie. L’antimatière s’est dissipée. Jusqu’à ce que, en 1995, on crée le premier antiatome, aussitôt annihilé par le contact avec la matière. Nous n’avons eu que quarante nanosecondes pour essayer de dessiner le contour de notre ombre.

La vie est une ombre, écrit Calderón de la Barca, un songe, un rêve. Nous sommes le premier rêve de la langue maternelle. Nous sommes le dernier rêve de la langue étrangère, l’antilangue : notre amour tardif qui cherche à rattraper le temps perdu. Accorde-moi encore quarante nanosecondes, nous murmure l’antilangue depuis chaque miroir, accorde-moi une seconde encore. Accorde-moi une minute de plus, un jour de plus, un an de plus, accorde-moi une vie de plus. Ne bouge pas, ne t’en va pas, ne te réveille pas. Ensemble nous échapperons au temps, ensemble nous explorerons les antimondes. Dans la géométrie de l’espace je te regarderai dans les yeux, les dictionnaires s’embraseront dans la nuit et nous ne serons pas seuls.

Et nous ne sommes pas seuls. Assis sur la banquette arrière d’une voiture conduite par un inconnu, par la vitre nous voyons surgir et disparaître dans la nuit les rues d’une ville que nous n’avons jamais visitée, des avenues vides illuminées par des feux de circulation verts tracent des lignes symétriques.

La radio parle une langue étrangère, le rétroviseur nous renvoie une image de l’Autre, les réverbères veillent sur notre passage comme une rangée d’ombres. Le conducteur arrête la voiture, nous descendons, tendons les bras, commençons à marcher. Nous avançons, toujours sans nous réveiller, toujours sans traverser la frontière entre le rêve et l’état de veille, unique frontière de la littérature.

Traduit de l’espagnol par Lori Saint-Martin, 2021


Photo: Adi Coco / Unsplash

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Aleksandra Lun
10.03.2021