Avis à la population (11) Punk Pugilisme

Christine Aventin
23.04.2020
Texte d’auteur
Avis Àlapop Christine Aventin

Les virologues conseillent actuellement la « distanciation sociale » alors que Passa Porta via ses rencontres littéraires vise le « rapprochement social ». Passa Porta tient à maintenir le contact entre auteurs et lecteurs et c'est pourquoi, dans les semaines à venir, nous donnerons la parole à une sélection d'écrivains belges et internationaux, à qui nous avons demandé de rédiger un « Avis à la population » personnel en direct de leur bureau.

L’autrice belge Christine Aventin, prix quinquennal de l’essai de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2017 pour Breillat des yeux le ventre, n’a pas attendu Passa Porta pour écrire pendant le confinement. Ce qui s’adressait initialement à ses copines, elle l’adresse désormais à tous et toutes.

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PUNK PUGILISME


Le monstre dans le couloir
à l'étroit bloquant la porte
qui t'empêche de sortir
Ferme les yeux et sois sage,
tu auras du chocolat,
ce serait l'arbre qui cache
l'absence de la forêt ?

Vous croyez vraiment qu'on parle
à la population, dites ?
2 virgule 6 pour cent
de personnes abonnées
qui vont regarder le nom
- et penser : toujours les mêmes ! -
et puis lire, ou pas, les mots ?


Quand vous bossiez le 8 mars,
meufs, au début des mesures
On maintient la grande foire
du marketing littéraire,
Vous vous sentiez solidaires
De celles qui aujourd'hui
sont premières de corvées ?

Ces lignes-ci sont les seules
Que je vous adresse, en vrai
Toutes les autres n'avaient
que la simple utilité
gratuite – un journal intime
à envoyer aux copines -
de m'aider à réfléchir.



Restez chez vous
Sous peine d'amendes
- illégales, certes mais
l'état d'urgence permet
de changer la loi -
pouvant aller jusqu'à trois mois
de prison ce qui revient
à rétablir la peine de mort
dans une forme aléatoire
de justice immanente
quand on sait les conditions
carcérales.
Voilà donc ce que désormais
le chœur s'accorde à nommer
solidarité.

Il me semble que les choses
ont rarement été plus claires.
L'indigence des médias
à produire de la pensée
L'arrogance des experts
et leur incompétence
le vocabulaire qui fait bander l'Etat
L'abstraction magique appelée milliards
La mise à vue des dissidences
dont les data sont capturées :
méfiez-vous du mot “smart”
Et la puissance de Gaïa
qui nous donne - encore une fois
la chance de comprendre bon sang !
qui nous sommes.



Ai-je pris - et j'insiste :
Volontairement pris -
des risques inconsidérés ?
Tête brûlée - mais au sens propre.
Les mots sont las
de nos seconds degrés.
Quant à avoir le feu au cul
Quitte à être vulgaire
le désir est vif, en effet,
de l'incendie total.

Mais je suis terre-à-terre
J'ai le brasier modeste
Des cigarettes mal éteintes
Dans une oreille cendrier.
Pendant qu'à mes lèvres cuisantes
un herpès simplex 2
fait sa maison je multiplie
les Fahrenheit comme remède
au printemps que je calme
à grands coups de fouet.

Des scarifications,
tu sais ce que c'est ?
m'a demandé la môme
entre deux équations.
Son oncle est en prison
Et pourtant c'est pas vrai
qu'il a abusé d'elle.
Quand elle a parlé d'asthme
On traçait les médianes
D'un triangle isocèle.

Je voyais bien ce geste
qu'elle avait tout le temps
de tirer sur ses manches
Avec une sorte de honte
Et dans son œil
Une fierté - la même
que moi dans mes douleurs de pro
sexe privilégiée.
Les cours de math à la voisine
M'ont fait relire Peau

Dorothy Allison :
"La fureur était une bonne sensation
plus forte et plus pure que la honte
qui lui succédait
que la peur et l'envie
soudaine de courir
et de me cacher, de nier
de faire semblant de ne savoir
ni qui j'étais ni
ce que le monde me faisait."

Rattrapage alors mais de quoi ?
Je peux faire une liste
d'avant-dernières volontés
- qui peut en dire autant
revenue d'où je viens ?
Pendant que la gamine
trempe dans son café
sa tartine de beurre
et me rappelle mon grand-père.



C'est une euphorie des kamikazes
semblable aux colères de l'enfant
que ne menace aucun châtiment
et que ne touche aucun lendemain.
Un chien vivant manque à mes matins
Depuis que toc toc à la fenêtre
- Je faisais la vaisselle et j'ai su
Tout de suite à son air désolé -
Le voisin, courbé dans son silence,
M'a dit : il est couché sur les rails.
Je crois qu'il a ajouté - je crois,
Comme une béquille polie de doute.

Lui, maton à la prison des hommes
Moi, saigneuse des bouleaux de mars
Procédons à la levée du corps
Ensemble à l'entrée de ce tunnel
Et c'est aussi la pesée des âmes
Il me parle du confinement
A cinq par cellule et les collègues
déserteurs sous prétexte de rhume
A-t-il vu à la gare la dame
Qui fait la manche entourée de sacs ?
La police a chassé les mendiants
Et les centres de jour ont fermé.

Puis c'est une parodie de drame
Ce qui se joue ensuite. Un combat
truqué de catch - on connaît l'issue :
Angel Dog vaincra Uggly Death Face.
- le poids, je comprends ce qu'est le poids
mort - Aide-moi, Mo, tu es trop lourd !
cette odeur de tartare avarié
dans le soleil parfait du sud-est
Coups de pioche éventrant la colline
Pour une césarienne à l'envers
Cette image me vient quand je vois
Le bleu-gris placenta de la langue.

Vu d'ici la contagion
est une hypothèse de travail
entre force et souplesse
la question des résistances
semble un mobile suspendu
dans nos têtes
comme l'araignée au plafond :

Sujette aux secousses
- L'insecte fait promesse
Autant qu'il menace -
Eprouvant l'équilibre
instable du tissage
et sa solidité
d'apparence fragile.

L'histoire qui se raconte
Autour de moi
Est de la même toile
Et la tombe du chien
donne une explication
à mes réveils en larmes
qui étaient jusque là sans raison.



Alors je cherche par téléphone
La vieille disparue de la gare.
Numéro de la SNCB -
Appelez les services sociaux,
Me répond la voix à qui j'explique :
Mon intention est de l'héberger.
Numéro vert de la Sécurail -
Nous ne pouvons rien faire, madame.
Cette nuit le fantôme de Mo
A mené sa vie dans le salon
Et les souris ont fait la fiesta
Dans les cloisons creuses de la chambre.
C'est très louable votre démarche
Mais ne vous mettez pas en danger.
Je suis au jour le jour le chantier
des castors. Adressez-vous plutôt
directement au commissariat.
Je remplis des bocaux d'ail des ours
Et du drap déchiré de mon lit
Je fais quelques lambeaux rituels
pour garnir un arbre de prières.
Au bout du fil le policier dit
qu'ils ne sortent plus de leur bureau
Et me conseille d'aller sur place.





Je me demande qui peut bien
trouver quel réconfort
dans ces cloches qui sonnent
tous les soirs à vingt heures -
ordre de l'évêché.

A pleins poumons je chante moi
la Canzone Arrabiata -
en spéciale dédicace
à la brochette des meufs
sur Radio Pandémik.

Jamais eu dans les journées
autant de promenades ici
ça fait comme un tango
réglementaire amusé
cet écart quand on se croise

je parle à tout le monde
et c'est la première fois
qu'au sourire condescendant
un intérêt curieux
succède et des questions.

J'en conclus qu'ils font l'expérience
peut-être de mon ordinaire,
Ces gens qui parlent des gens
comme s'ils n'en étaient pas
eux-mêmes - des gens.



Salade de pissenlit
soupe d'ortie
pesto d'ail des ours
il reste quelques feuilles
aux choux du potager
le persil est déjà haut
la roquette encore basse
la mâche sauvage pousse
en bord de route mais il n'y a
quasi plus de voiture
cynhorrodons en pagaille
je cueille aussi la jeune mélisse
et le tout petit origan
et la violette
pas encore entendu le coucou
du coucou mais déjà
le picépeiche et la tourterelle
je fais du bois, la cabane
est très vite chauffée
il est vrai
aussi vite refroidie.
J'allonge mon tabac
avec des feuilles de ronce
de sauge et de fraisier
et je fais le café
de plus en plus clair -
mes essais sur la racine
grillée de chicorée
sont un échec
mais le lait d'avoine
une réussite.

Pas encore été au supermarché
depuis le début des choses
c'est ma petite fierté
mon exercice quotidien
L'autre matin : coupure d'eau
sans prévenir, les ouvriers
ont ouvert l'asphalte
et je me suis sentie
tout à coup moins maline.
La vraie dépendance
est dans les détails
que l'évidence néglige !





Tout à l'heure, sur la colline
en surplomb des jardins,
je sciais quelques branches
mortes par lesquelles nourrir
le feu vivant du soir
et puisque les bruits montent,
de là-haut j'entendais
tout ce qui se disait en bas,
au village. Un extrait :
"Roman ! t'es encore à ton jeu ?
Allez, habille-toi et va faire un tour
maintenant. Tu m'entends ?
Et tu ne parles à personne, surtout !
tu m'entends ? Roman ?
tu vas faire un tour et tu ne parles à personne !"



Au centre d'hébergement
pour les femmes battues
au foyer des enfants du juge
à l'association des migrantes
au service d'accueil
des gens de la rue
à la copine piégée par son fils
- dix-huit ans – violent,
à la copine qui craque
et déteste le monde,
à l'ancienne amoureuse
qui brasse son chaos
aux copines nomades
faute d'appartement
j'ai proposé mon hospitalité
en vain.
Je suis pourtant facile à vivre.
Je crois que la forêt,
le vaste et le sauvage,
le vide grand ouvert,
fait peur aux citadines
à qui les murs sont familiers.
Mon enfant juste né
avait pareillement
cette angoisse dite
“peur de l'écoulement”
qui exigeait la rassurance
d'un corps contrain
par le shibari primal
de l'emmaillotage.
Même si tu trouves ça chelou,
respire les bois et écris !
m'écrit l'amie et ce matin
je décide qu'elle a raison.

Pas de papiers
pas de compte bancaire
tu verses donc l'argent
par ricochet via
quelqu'un de confiance
- trois jours !
Ces enflures ont gardé
pendant trois jours
ton fric dans les limbes
de la spéculation -
pour que Bintou se retrouve
avec du liquide dont
aucun magasin
autorisé ne veut.

Il me semble évident
que la sécurité planche
sur l'épineuse question
de la levée des mesures :
comment remettre en liberté
sans permettre d'émeutes
cette foule incarcérée
maintenue sous les ordres
d'un régime totalitaire
et bienveillant ?

Les mots prudence et efforts
Associés à la peur
Jusqu'ici fonctionnent bien.
Et l'on comprend déjà
la nécessité du "progressif".
Tout ce temps libre est perdu
S'il ne nous sert pas à penser
aux moyens de retourner
la broyeuse contre cette main
de fer dans son velours élimé.



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Christine Aventin, avril 2020

Christine Aventin
23.04.2020