brussels city of stories : chute babylonienne

Pour "Brussels City of Stories: Connections", un festival d'histoires par et pour les Bruxellois.es, nous avons commandé au romancier Olivier El Khoury une nouvelle inédite sur la thématique des transports en commun. Lisez donc sa "Chute babylonienne"...
Chute babylonienne
Qu'est-ce qui me sépare de ces gars du coin de la rue ? Ceux qu'on appelle les jeunes quel que soit leur âge, parce qu'ils s'adonnent à une activité ridicule mais qui leur paraît tout à fait sérieuse. Semelle gauche sur le trottoir, droite sur le mur, ou l'inverse. Bras croisés sur l'abdomen, pecs saillants, omoplates scotchées contre le bâtiment. Statues ambidextres sur des tapis de béton. Si je t'avais pas toi, Lou, je serais avec eux, occupé à tenir les murs, l'esprit alerte, appliqué à empêcher le monde de s'écrouler sur lui-même et sur tous ceux qui croient qu'il leur appartient.
J'attends le tram en bas de chez moi, assis sous l'auvent. Les crissements de métal, les klaxons, les moteurs, les pots trafiqués des scooters, les dérailleurs qui changent de plateau : des sons qui s'incrustent et continuent de résonner, jusque quand ? J'enfonce mes écouteurs pour essayer de les oublier. Chérie colle tes babines aux miennes / Décolle, chute babylonienne. Je me replie dans ma veste pour resserrer mon corps, réchauffer ses membres. Dans la ville, le vent est un courant, il parcourt les rues, canalisé par les immeubles, le bitume en guise de rails. Comme un tram ou comme un homme.
J'ai cinq kilomètres à parcourir pour aller chez toi, Lou, ça sera deux trams et un bus, presqu'une heure. Je regrette la simplicité d'un moteur et des routes de campagne. J'ai pendu les rats des champs par la queue, sur les réverbères des villes. Y a des démons dans les deux camps, mais ici au moins, y a des bars ouverts passé vingt heures.
La ville me drape de sa couverture de ciment, se froisse comme un linceul, froide comme une tombe. En face de moi, l'avenue se heurte à une muraille de pierres, gravées de tags, de fenêtres aux châssis sales et de panneaux publicitaires en guise d'épitaphe. Autour, des mégots pour seules cultures, imprimés de mauve-blanc-noir-gris-rouge à lèvres, pétales aux teintes arc-en-ciel, à peine consumés et déjà fanés par le trop de vent et le manque de lumière.
Une vieille dame s'approche et s'installe à côté de moi, elle fouille son sac à main. Puis elle s'adresse à moi. Je retire un écouteur et je dis pardon ? Elle formule quelques mots d'arabe, je comprends pas, désolé. En français, alors, elle me demande vous avez les mouchoirs ? Et ça me fait toujours drôle, cette approximation langagière, le déterminant qui trébuche et signifie une demande d'un autre type : serais-je enfin celui qui possède les mouchoirs, ceux dont on parle tant, pièces d'un trésor légendaire, susceptibles de sauver le monde, de frotter la vitre du futur ou d'effacer une partie du paysage ? Je plonge la main dans ma poche arrière et je lui tends un paquet. À sa manière de me remercier -un simple sourire et un mot gentil-, je comprends que ce ne sont pas les mouchoirs que je possède là. Ce sont des. Mais c'est déjà pas mal.
Le tram fait sonner sa cloche pour nous signaler son arrivée. Sa cloche, ouais. Des écrans plats indiquent le prochain arrêt, des GPS guident les millions d'automobilistes, les navetteurs regardent volume plein pot, des séries sur leur smartphone, les coffres de nos voitures s'ouvrent et se ferment en appuyant sur un bouton mais le tram fait le bruit d'une putain de cloche, pas mieux qu'un cocher sur une charrette, vestige d'une autre époque.
J'aide la dame à monter dans le tram en la soutenant sous le haut du bras, elle me remercie. Un petit jeune lui laisse sa place sans discontinuer de facetimer son pote, la dame sourit. Je renfonce mon écouteur dans l'oreille et mon corps se relâche du froid. Malgré la musique, je me noie dans la rumeur qu'entonnent les vidéos jouées sur les écrans d'iPhone, les Skype/Tik Tok/Snapchat y traversent les villes et les continents, les pouces déclenchent des vocaux, des séries ou des réels, la musique déborde des écouteurs. Seuls les fous et les pauvres existent encore dans ce vaisseau futuriste à la carrosserie ancestrale.
Le tram se remet en marche, je regarde par la fenêtre. Je suis dans un bateau de ferraille avec mon équipage virtuel, naviguant sur une mer de béton. Les pigeons claudiquent sur les trottoirs, mouettes face aux courants d’air, les passants comme des algues, bagnoles-requins, poissons-coursiers. Si je quitte pas mon navire, y a des chances que je me cogne contre l'horizon. Ça fera pas un bruit dans l'immensité de l'océan.
Par séquences, une image en guise d'oxygène, celle qui a déclenché l'amour. Toi, Lou, sur mon palier, tes mains derrière la tête pour ramener tes cheveux en un chignon bâclé, ta nuque légèrement vrillée vers la droite, ton ventre étiré sous ton t-shirt, qui dévoile un soupçon de tes côtes, tes seins qui caressent le tissu à l'intérieur, et tes yeux, tes yeux qui se plissent en leurs coins pour me regarder, toi, Lou, splendide Lou, qui me dis : « Prends pas l'ascenseur pour si peu d'étages, s'te plait, pense à la planète », puis qui dévales l'escalier sans te retourner.
J'observe les gens traverser le passage piéton qui nous fait nous arrêter quelques secondes. Là où il manque des pavés se créent des flaques d'eau de pluie. Les gens s'en cognent, ils regardent pas où ils marchent, les rétines absorbées par les pixels. Des tas de semelles dans les flaques. Converse, baskets ou bottines, pas un détour pour éviter de se faire tremper. Sur des rails. Comme des trams ou comme des hommes.
La cloche sonne, c'est mon arrêt. Onze minutes d'attente avant le prochain. Le vent trace comme un train, comme un tram, comme un homme. Encore un tram et un bus. En refroissant mes muscles dans ma veste, je me figure que c'est peut-être ça l'amour, Lou. Me rendre chez toi en transports, ouais, c'est peut-être ça l'amour.
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Olivier El Khoury, 2022, pour Passa Porta et Brussels City of Stories
Photo: Mika Baumeister / Unsplash
Originaire de Namur en Belgique, Olivier El Khoury vit à Bruxelles. Il a terminé des études de communication puis un master de création littéraire au Havre. En 2017, il publiait Surface de réparation (éds. Noir sur blanc), portrait d'une jeunesse en quête de sens, au quotidien défait et à l'avenir incertain.