manger
Au cours des deux années à venir, Lisette Lombé a la mission d'écrire 12 poèmes originaux, que Passa Porta contribuera à faire traduire en néerlandais et en allemand. Voici le septième livraison de Lisette Lombé, nouvelle puissante poétesse nationale : "Manger".
Dans une autre vie, j’ai joué le jeu.
J’ai rempli des caddies en respectant à la lettre des listes de fournitures scolaires.
J’ai collé une étiquette avec le prénom de mes enfants sur tout, absolument tout, ce qui leur appartenait.
J’ai recouvert des cahiers d’écriture avec un film plastique qui gondolait et chaque bulle d’air semblait dire de moi que j’étais une mère manquant de soin.
Je me suis distribué des gommettes rouges en amont des critiques.
Je me dis : Chacun son tour.
Je me dis : C’est dans mon dos.
Je me dis : Mes ados gèrent.
Et j’arrache ces mots
de la bouche de parents
qui ne les prononceront jamais.
Je pense à Fabian, 11 ans, tué le 2 juin 2025 dans un parc, à Ganshoren.
Je vois du sang dans l’herbe et nous ne sommes pas en guerre.
Je vois les roues d’une trottinette et elles sont minuscules,
comparées à celles d’un véhicule de police.
Je vois le ciel de Bruxelles qui se voile d’un nouveau visage.
Je ne suis pas là
pour reconstituer le déroulement des faits.
Je ne suis pas là
pour dénouer le faux du vrai.
Je ne suis pas là
pour me montrer prudente
en attendant les compléments d’enquête.
Je ne sais pas ce que c’est que de porter un casque et une visière entre soi et le monde.
Je n’ai pas besoin d’enfiler un gilet pare-balles pour travailler.
Je fraye avec des chefs de file mais pas avec des chefs de corps.
Poétesse, poétesse.
Ventre vide de sens,
je mange.
Je mange ceux qui me disent que la colère empêche le recueillement.
Je mange les joues blanches qui peuvent se payer le luxe de ne pas comprendre un refus d’obtempérer.
Je mange tous ceux qui me rappellent l’âge légal pour utiliser un deux-roues.
Je mange les cœurs nécrosés et double bouchée de celui qui a écrit : Il a joué, il a perdu.
Je mange les uniformes qui transforment des fonctionnaires en cowboys, les courses-poursuites, le sentiment d’impunité, les cagnottes qui soutiennent les accusés et les avant-bras mous de la justice.
J’écris je mange pour ne pas écrire je crache,
pour ne pas coller mon front
sur le front de ceux qui n’éprouvent rien
après la mort d’un enfant
et les renverser au sol.
Salive poétique
venue dissoudre l’inanité.
MANGER.