Poètes urbains, poèmes urbains. À propos du projet « Vers Brussel »

Dirk Moors
16.04.2019
Dsc 5597

2004. Anvers est la première ville à se doter d’un poète. Gand lui a emboîté le pas. Bruxelles ne pouvait donc plus s’en passer. Les politiciens ont pris des résolutions, mais le poète se fait toujours attendre. Comment un seul poète pourrait-il saisir une ville si fragmentée, une ville qui possède autant de visages que d’habitants et de quartiers ?

À la demande de Passa Porta, David Van Reybrouck et Peter Vermeersch ont fondé un collectif de poésie bruxellois, au carrefour des langues et des styles, où ils espèrent donner vie à de nouveaux langages et styles. Avec « Vers Brussel », Passa Porta prend une autre initiative : exprimer un quartier par le biais de mots, et exprimer les mots par le biais d’images. Une rencontre entre un poète et un artiste plasticien, des passants, un quartier et ses habitants. Les vers et l’image s’installent en permanence dans l’espace public du quartier, pour que la rencontre à l’origine de leur création puisse susciter de nouvelles significations et de nouvelles rencontres entre ceux qui, plus tard, s’y retrouveront. C’est un recueil de poèmes urbains qui s’écrit sur la page de l’espace public, des stations d’un chemin de croix, non pas douze mais finalement dix, sur autant d’années. Bruxelles est complexe et complexée : elle ne s’autorise pas la beauté.

Fait divers du 12 décembre 2017. À Wilrijk, un homme fabrique une statue de neige. Une œuvre d’art. Une femme, de grande taille, presque divine. « Elle aurait pu être ma mère. » Tandis qu’il prononçait ces mots, on le voyait passer les mains sur ses cuisses et sa poitrine gelées. La statue, saluée par les habitants du quartier et les passants, attirait son lot de regards admiratifs et de visages heureux. L’artiste, Raed Alobedi, professeur de céramique, avait fui sept ans plus tôt son pays natal pour s’installer Anvers. Lorsqu’il ne joue pas dans la neige, il crée des statues qui trahissent ses racines babyloniennes et sa recherche d’une manière d’enraciner son « je » irakien à Anvers. Et vice versa. Ainsi, la réalité transforme son imagination, et son imagination la réalité.

Si ce même homme avait été assis sur un banc du Parc Maximilien, il n’aurait pas reçu le sourire d’un passant, n’aurait sans doute même pas été salué. C’est la psychologie de la rencontre : nous sommes ce à quoi nous ressemblons, jusqu’à ce que nous devenions ce que nous faisons. « Vers Brussel » relie dix quartiers bruxellois. Dix lieux qui nous invitent à nous arrêter un instant, comme les habitants de Wilrijk et la statue de neige, pour découvrir le quartier à travers le regard d’un artiste plasticien et le lire à travers les mots d’un poète. Autant de marques, de signatures dans l’espace public qui nous font voir Bruxelles d’une autre manière, ou la voir tout court, comme si c’était la première fois. Pour ceux qui y habitent, ceux qui y passent, et ceux qui, guide en main, ne sont pas là par hasard.

La diversité n’existe que là où a lieu une rencontre. Sans elle, il n’y a que différence et morcellement. Conflit. Beaucoup de Bruxellois ont dans leur tête une ville qui n’est pas Bruxelles, parce qu’ils ne s’y sentent jamais « chez eux » mais plutôt « chez quelqu’un d’autre ». Ils cherchent leur « je » dans le berceau de leur(s) ancêtre(s), ou dans la perception qu’ils ont de celui-ci. Identité généalogique. Si Bruxelles doit se trouver une identité qui relie les Bruxellois, celle-ci sera basée sur l’imagination au détriment des identités immuables.

« Je ne faisais pas confiance aux religions, aux doctrines, aux idéologies, aux institutions. Je devais donc voler de mes propres ailes. Mais j’étais polonais, moulé dans le moule polonais, vivant en Pologne. Et je devais donc continuer à chercher mon "moi" à un endroit où je n’étais plus polonais mais tout simplement un être humain », écrit Witold Gombrowicz en 1968. Gombrowicz a vécu la diaspora polonaise. Toute sa vie, il a donné forme à son identité polonaise en s’y opposant.

Celui qui part à la recherche de lui-même, à un endroit où il n’est plus flamand, wallon, marocain, turc ou néerlandais, mais simplement un être humain, ne doit pas aller bien loin. Bruxelles l’attend. Précisément parce que Bruxelles n’est pas et ne doit pas vouloir être la capitale d’un peuple ou d’une nation, et doit s’y opposer.

Si, quatorze ans après les résolutions non exécutées, Bruxelles n’a toujours pas besoin d’un poète de la ville, elle a d’autant plus besoin de poésie dans la ville. « Vers Brussel » s’en charge. Le temps d’une pause artistique dans l’espace public.

traduit du néerlandais par Judith Hoorens
Dirk Moors
16.04.2019