In Other Words : Le globe de la vie. Traduire Woolf

Cécile Wajsbrot
17.09.2019
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A l’occasion du septième Prix Noble Passa Porta, qui sera décerné à Virginia Woolf le 1 octobre 2019, l’autrice française Cécile Wajsbrot, deuxième traductrice des Vagues après Marguerite Yourcenar (Prix Noble Passa Porta 2017), nous parle de son rapport très personnel à l’univers de Woolf.

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En lisant Les Vagues en anglais alors que je les avais lues en français dans la traduction de Marguerite Yourcenar, contemporaine de l’œuvre et la seule existant à l’époque, je n’avais pas le sentiment qu’il s’agissait du même livre. C’est ce qui m’a donné l’envie de traduire ce roman — que j’ai scrupule à appeler ainsi puisque pour Virginia Woolf ce mot désignait le roman victorien. Je voulais tenter de restituer le rythme, l’essentiel de l’écriture, dit Bernard, l’un des personnages, l’une des figures, plutôt, qui habitent ce livre. Bernard écrit, enfin, veut écrire car il ne finit jamais rien, souvent même pas ses phrases, mais il rêve du globe de la vie, cette forme parfaite aux parois si fragiles. C’est la forme des Vagues, qui tiennent en équilibre entre les rives du temps, rythmées par la course du soleil. 28 novembre 1928. Les Vagues n’ont pas encore commencé de s’écrire mais l’idée plane, ou plutôt les images, une phalène évoquée dans une lettre qu’elle vient de recevoir de Vanessa Bell, sa sœur, qui se heurte à la lumière, et puis le jardin, la mer, le mouvement. Le succès d’Orlando, tout récent, est celui d’une littérature centrée sur l’extérieur. En pleine rédaction d’Une chambre à soi, Virginia Woolf imagine brièvement qu’elle pourrait continuer sur cette lancée. Mais elle cherche autre chose. « Disons que l’instant est une combinaison de pensée ; sensation ; la voix de la mer. Perte, mort (le terme exact est deadness et non death — faudrait-il dire caractère funeste ?), viennent de l’inclusion de choses qui ne font pas partie de l’instant ; quelle chose épouvantable, la narration réaliste : allant du déjeuner au dîner : c’est faux, irréel, pure convention. Pourquoi admettre ce qui n’est pas poésie au sein de la littérature ? » L’instant, c’est ce globe de la vie et pour le décrire, pour qu’il contienne tout le nécessaire et rien du superflu, l’avancée est difficile, douloureuse. Les années 1928, 1929, 1930, 1931. Dès 1925 en fait, dès La Promenade au phare achevée. Les œuvres se fraient un long chemin souterrain et secret avant d’affleurer à la surface.

Dans une traduction, l’œuvre est donnée d’emblée — la forme du globe parfait est là. La question est de la restituer au mieux. Lorsque j’ai entrepris de traduire Les Vagues, je connaissais l’univers de Woolf depuis plus de quinze ans. J’avais lu ses romans, son Journal, sa correspondance, de nombreux essais. J’étais même allée à Rodmell pour voir sa maison, Monk’s House. À l’époque — au début des années quatre-vingts — elle ne se visitait pas et rien, dans le village, n’en indiquait la présence. Je me souviens être entrée dans le jardin par effraction, il y avait une bouteille de lait, devant la porte, semblant dire que la maison était habitée. Aujourd’hui je ne sais plus si j’ai réellement contourné le mur et aperçu, par la fenêtre, un fauteuil à dossier haut et aux initiales VW gravées dans le bois ou si la scène vient d’un rêve ou si elle s’est créée à mesure du temps.

Dans la restitution d’une œuvre, étrangement, il y a une part d’éloignement, une distance à prendre. Pour rendre le globe il ne faut pas être à l’intérieur car on n’en voit qu’une partie. Il faut en sortir, voir sa perfection de l’extérieur.

Ainsi ma difficulté ne fut-elle pas d’entrer dans Les Vagues — dans un univers qui m’était familier — mais d’en sortir. De ne pas céder à une sorte d’empathie. Par exemple, pour rendre le rythme ternaire qui revient souvent, trois mots juxtaposés à la suite, j’ai choisi — après maints essais et revirements — de le transposer en un rythme binaire. Le français ne répète pas volontiers et une simple répétition suffit à attirer l’attention. Répéter deux fois alourdirait la phrase alors que les trois mots du texte original semblent au contraire l’alléger.

Dans le roman qui a suivi mon travail de traduction sur les Vagues, Mariane Klinger, conçu avant mais écrit après, il se peut qu’on entende leur rumeur. C’est avec ce roman que j’ai appliqué pour la première fois à mes textes ce que j’avais expérimenté dans la traduction des Vagues, une lecture à voix haute permettant une ultime correction à l’oreille. Mais j’ai dû m’éloigner de Woolf pour trouver mon propre chemin.

Explorer signifie découvrir un territoire en propre. Une fois un peu plus sûre, un peu plus avancée sur la route, j’ai pu revenir vers ses livres, et les lire différemment. Non comme un phare à la lumière aveuglante mais comme une fenêtre éclairée dans la nuit montrant que d’autres veillent aussi.

À lire ses essais, j’ai compris qu’un écrivain parlait de littérature à sa manière, non comme les théoriciens mais en tant que praticien. Que quelle que soit la chose dont on parle, le regard, la façon d’écrire, le point de vue sont littéraires, qu’ils contiennent un même réservoir de sensations et d’images, de pensées fugitives, de rêves, auquel on vient puiser. Je l’ai vérifié récemment encore, lorsqu’Antoine Jaccottet m’a proposé de faire un choix d’essais de Woolf, que je traduirais. Tout ce qu’écrit Woolf est woolfien, qu’elle s’adresse aux femmes ouvrières ou qu’elle parle des bombardements aériens. Ne pas cesser d’écrire comme on écrit, quoi qu’on écrive. Telle est la leçon. Et puis, les romans. Une redécouverte à chaque fois. Souvent quand on parle de Virginia Woolf on raconte sa vie — son histoire avec Vita Sackville-West, ce qu’on appelle sa maladie, ses lettres d’adieu, l’ultime traversée vers la rivière Ouse. Pourtant Virginia Woolf, ce sont avant tout des romans qui ne sont pas des romans, qui repoussent les limites de la littérature au plus loin, au plus profond, qui ouvrent des perspectives auxquelles personne n’avait songé auparavant et dont chaque écrivain aujourd’hui peut profiter. Non pour mettre ses pas dans la trace des siens mais pour tenter de prolonger l’exploration, pour tenter de donner forme, à sa façon, au globe de la vie.

Cécile Wajsbrot
17.09.2019