« On est tous des gens du voyage »

Michel Torrekens
19.10.2018
Jean Marc Turine Lors De La Remise Du Prix Des Cinq Continents Par Michaelle Jean Secrétaire Générale De L’ Oif Le 9 Octobre 2018

C’est à Erevan (Arménie) que le Prix des Cinq Continents a été remis au Belge Jean-Marc Turine pour « La Théo des fleuves », un roman consacré à la destinée d’une tzigane ayant traversé le vingtième siècle et ses vicissitudes.

Animée avec force conviction par Emmanuel Kherad, présentateur de « La Librairie francophone », la soirée de remise du prix des Cinq Continents s’est déroulée dans la vaste salle du théâtre Arno Babadjanyan, à quelques centaines de mètres de la place de la République, au cœur d’Erevan, la capitale de l’Arménie. Une centaine de personnes venues de différents horizons assistaient à l’événement.

Le premier à monter sur scène fut le lauréat 2017, Yamen Manaï, jeune et sympathique auteur tunisien de L’amas ardent, qui a passé le témoin en saluant à travers La Théo des fleuves « l’immersion dans l’histoire peu connue d’une communauté persécutée durant la guerre ». « On est tous des gens du voyage, a-t-il souligné, et celui qui oublie cela cède une part de son humanité à la méfiance et à la peur, s’abstrait de l’aventure humaine. » Cette année, Manaï avait rejoint le jury d’écrivains prestigieux qui choisit le lauréat parmi les dix titres présélectionnés par cinq comités de lecteurs du Sénégal, du Congo Brazzaville, du Québec, de France et de Belgique, où Passa Porta pilote les travaux.

« Chaque phrase est un élément artistique en soi »

Quelques écrivains qui s’étaient déplacés pour l’occasion nous ont confié leurs impressions. Le Haïtien Lyonel Trouillot salue « un très beau livre d’un auteur mature, un livre d’une grande maîtrise, sans indications de lieux ni de temps, avec peu de découpages, avec un angle poétique affirmé et l’utilisation de mots rares. Chaque phrase est un élément artistique en soi. »

Quant au Djiboutien Abdourahman Wabéri, il souligne qu’« on entre de plein pied dans cette histoire, comme en apnée, et on n’en sort pas indemne. L’histoire est à la fois particulière et universelle, traverse le siècle depuis la première guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. En se plaçant du côté des victimes, elle dévoile et célèbre l’humanité du personnage. »

Monique Ilboudo, auteure du Burkina Faso et militante des droits de l’Homme, a été sensible aux combats menés par la protagoniste du troisième roman de Jean-Marc Turine : « La Théo des fleuves dénonce l'anti-tsiganisme en Europe. En tant que femme noire, l'histoire de la vieille Théodora m'a particulièrement émue. Elle m'a renvoyée aux discriminations et injustices subies par les Noir.e.s à travers l'histoire et le monde, ainsi que celles subies par les femmes noires au sein de leurs propres communautés. Mais Théodora, comme beaucoup de femmes africaines, a su se redresser et faire face, refuser son sort, en apprenant à lire notamment. Théodora, c’est un destin tragique mais qui incite à la résistance ! »

« De la visible géographie à l’invisible nation »

Pour le jury, dixit son argumentaire : « Si l’invisible est ce que l’on ne cessera pas de voir, le rite de voyage pour s’affranchir construit une voie qui nous fait passer de la visible géographie à l’invisible nation ; l’âme sensible et insoumise à l’instar de fleuves fertiles et infinis. Le roman de Jean-Marc Turine, La Théo des fleuves a touché les membres du jury par l’humanisme et la poésie avec lesquels il aborde le long et tragique périple des gens du voyage, les persécutions et rejets qu’ils ont subis ».

En remettant le prix, Michaelle Jean, qui était encore Secrétaire générale de l’OIF, a eu ces mots forts : « J’ai aussi rencontré des Roms en Hongrie, en Roumanie, en République tchèque… La Francophonie est un espace de beaucoup d’errances, avec des pays de départ, de transit, de destination et éventuellement d’accueil. La Théo des fleuves raconte ces cassures, ces épreuves, mais aussi cette énergie qui habite Theodora. Vous faites partie des vigies qui veillent à reconstituer un humanisme universel. »

Ajoutons que le prix couronne non seulement un écrivain belge, mais salue aussi indirectement le travail de la maison d’édition belge Esperluète qui, depuis des années, apporte un soin particulier aux ouvrages qu’elle propose à ses lecteurs.

Michel Torrekens, envoyé spécial à Erevan
Michel Torrekens
19.10.2018