courage (3) chika unigwe
En ces temps troubles, nous avons demandé à des autrices et auteurs que nous admirons ce que la notion de courage leur inspirait. Souvenir, micro-histoire, anecdote ou réflexion plus métaphysique : ils sont nombreux à nous avoir répondu. Un feuilleton à suivre dans les prochaines semaines.
Un samedi soir d’octobre 2020. Une jeune femme se tient au milieu d’une foule de manifestants. Quelques jours plus tard, elle est sur Instagram Live pour parler avec une journaliste célèbre d’une personne disparue, Chijoke. Sa voix est ferme, du moins au premier abord. Car si l’on tend l’oreille, on peut l’entendre se craqueler. Une légère fêlure, comme on en voit parfois dans la porcelaine fine. Son nom est Blessing. Chijoke est son frère aîné.
Sur internet, il y a un selfie de Chijoke. Sur cette photo, on dirait encore un enfant, tout juste au seuil de l’adolescence. Il porte des chaussures bleues assorties à sa chemise. Son sourire gêné aux lèvres pincées a quelque chose d’enfantin. Il n’est peut-être pas aussi vieux que je le crois ; je n’ai jamais été douée pour deviner l’âge des gens, en dehors des grandes catégories. Enfant. Adolescent. Adulte. Personne âgée. La photo n’est pas datée. Elle a peut-être été prise juste avant sa disparition, auquel cas il doit avoir vingt ans.
Blessing témoigne au sujet de la vie de son frère. Un frère fantastique. Elle témoigne contre les autorités nigérianes. Un gouvernement cannibale qui dévore ses propres citoyens. Chijoke a été arrêté illégalement par le SARS, une division de la police du gouvernement nigérian, qui sévit en toute impunité et contre laquelle est organisée la manifestation. Rien qu’entre janvier 2017 et mai 2020, Amnesty International a recensé au moins 82 cas de torture, de mauvais traitements et d’exécutions extrajudiciaires perpétrés par cette unité véreuse. Un tatouage, une dégaine de bandit armé, une tenue de prostituée ou une voiture de luxe paraissant au-dessus de vos moyens : autant de motifs suffisants pour être embarqué et mis en garde à vue jusqu’à ce qu’ils vous aient extorqué un maximum d’argent. Chijoke a été arrêté au retour d’une fête. Blessing cherche à obtenir justice en son nom et a porté l’affaire au tribunal.
Chijoke a été assassiné par les hommes qui le détenaient. Le fonctionnaire en chef James Nwafor était peut-être frustré de ne pas réussir à obtenir d’argent de sa part. Ou davantage d’argent de sa famille. Sa patience était peut-être à bout. On a demandé au père de Chijoke de rechercher à la nage son fils dans une rivière pleine de corps gonflés.
Blessing sait qu’elle pourrait très facilement disparaître comme son frère, elle aussi. Être assassinée pour son audace. Mais elle l’ouvre quand même et ose dire les mots qui doivent être dits, pour avoir enfin prise sur cette justice, glissante comme une savonnette.
Ce craquèlement dans sa voix forte, c’est le son du courage.
Traduit du néerlandais par Françoise Antoine
Chika Unigwe (1974) est une écrivaine igbo née au Nigeria qui écrit en anglais et en néerlandais. Après avoir vécu longtemps en Belgique, elle vit maintenant aux États-Unis. Ses derniers romans sont Night Dancer (Danseur de nuit), Black Messiah (Le messie noir) et Better Never than Late (2020, Mieux vaut jamais que tard).
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