you've got mail - saskia de coster et pauline delabroy-allard s'échangent des lettres (deuxième partie)

08.03.2021
Texte d’auteur
Youvegotmail

Malheureusement, il faudra encore un certain temps avant que les auteurs belges et étrangers puissent se retrouver à Passa Porta. En attendant, nous avons invité quelques auteurs européens à dialoguer par lettres interposées.

Voici la deuxième partie de la correspondance entre la Française Pauline Delabroy-Allard (Ça raconte Sarah, Minuit, 2018) et sa collègue Saskia De Coster, l'une de voix les plus importantes des lettres flamandes contemporaines.

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Amsterdam, le 21 février 2021

Chère Pauline,

Merci pour votre lettre qui serpente merveilleusement, et merci de me faire retourner une fois de plus à Arcade Fire et au tunnel sous la neige. C’est ce que j’écoute tout en vous écrivant, « underneath the covers », chante le groupe en ce moment, plusieurs membres en même temps. « Everytime you close your eyes », chantent-ils à présent. Chaque fois que je ferme les yeux, ces temps-ci, je vois beaucoup de gens ensemble, vue aérienne, chacun dans sa case, mais comme si le monde entier était un grand groupe musical jouant pour l’univers. Si une cacophonie en ressort, on nous le pardonnera.

Ce que la plupart des gens ont trouvé particulièrement difficile en cette dernière année de corona, c’est la vase des jours, la monotonie. Le ton uniforme. Je n’ai encore entendu personne dire qu’il tenait un journal depuis la pandémie, même si un certain nombre de chroniques sont déjà parues. Je me demande qui les lira. Publierez-vous un jour vos journaux intimes ? Ou ne sont-ils pas écrits pour quelqu’un d’autre, pour un lecteur ?

Pendant la crise prolongée qu’est l’adolescence, je me suis moi-même convertie au journal intime, même s’il n’en reste plus aucune trace. J’ai solennellement et théâtralement déchiré mes cahiers avant de les enterrer dans les bois. Sur un plan personnel, je le déplore, mais pour la littérature, c’est un gain, ces pages disparues sitôt écrites. Les bois n’existent plus, tous les arbres ont été abattus. Dans les moments de panique et de doute, je pense que ce que j’écrirai jamais de meilleur était déjà dans ces carnets auxquels je n’ai plus accès et que le reste n’est que prolongations.

L’idée d’éternité dans la littérature me fait souvent rire.

Les écrivains qui conservent et archivent le moindre bout de papier noirci. L’éternel, l’immortel, le monumental, les lettres sacro-saintes qui continueront de régner sur la postérité, c’est une pensée si arrogante, si phallique. Pour moi, la littérature a une date de péremption, qu’on le veuille ou non. La littérature devient en général du matériel de recherche, mais elle ne vit plus, à cause justement des efforts qu’on met à la fixer et à la conserver. La couche de vernis empêche parfois le lecteur d’y pénétrer. La plupart des livres ne reviendront plus, ils sont dépassés et broyés par le temps. Ce sont les exceptions qui subsistent. Personnellement, je trouve cette pensée réconfortante. Un tunnel dans la neige fondante. Quel est votre point de vue ? Mais peut-être que je pérore et que mes pensées deviennent un peu pompeuses.

Heureusement, il y a la pratique. Cette année académique, je suis writer-in-residence dans mon ancienne alma mater, l’Université catholique de Louvain. Je viens d’y donner mon premier cours d’écriture créative. J’ai commencé par poser aux étudiants cette question impossible : pourquoi écrire ? Un silence est tombé. Puis une jeune fille a répondu qu’elle était jalouse de son frère. Lorsqu’il raconte une histoire, tout le monde est suspendu à ses lèvres. Elle ne sait pas faire ça. Elle est juste capable de s’asseoir et de se taire. Le papier est pour elle le meilleur moyen de communiquer avec les autres, a-t-elle dit.

Je me suis reconnue dans ces paroles et cela m’a également rappelé ce que vous m’aviez écrit, que ne plus parler ne serait peut-être pas si grave.

Pour moi, ne pas entendre serait pire que de ne pas parler. Je me nourris littéralement de musique. Et je chante comme une casserole. Je veux absorber la musique en moi, mais aucune musique ne sort de moi. Mon petit garçon peut en témoigner. L’autre jour, alors que j’élevais la voix, il a dit : tu ne peux pas te fâcher et crier comme ça, parce que je suis déjà à moitié sourd et je n’entendrai bientôt plus rien. Je suis restée en arrêt. C’est une punition horrible de priver quelqu’un de ses sens. Ne fût-ce qu’un peu. Quelle est la pire chose que l’on puisse retirer à quelqu’un ?

Hier, j’ai terminé la première version de ma nouvelle Le Pari. L’histoire tourne autour d’un pari pervers – deux garçons, une fille. Des mots qui brûlent et trouent le papier. Cela se passe en Italie, un été. L’un des garçons est un gosse de riches, l’autre est son ami, qui a le droit de partir en voyage avec les milliardaires. L’histoire peut encore prendre toutes les directions, mais il est question de désirs impossibles (quoi d’autre ?). Je serais curieuse de savoir comment vous rempliriez ce canevas. Chez moi, une première version ne veut encore rien dire. Même si à l’instant, je pensais secrètement y être déjà. Comme quelqu’un sur la ligne de départ pense que c’est le finish.

En espérant pouvoir à nouveau vous lire bientôt.

Amitiés,

Saskia

Traduit du néerlandais par Françoise Antoine


Le 2 mars 2021
Depuis Paris

Chère Saskia,

Je crains fort ne pouvoir que vous écrire « depuis Paris » pendant toute la durée de notre correspondance, à cause de ce malheureux virus. Je vois que vous m’aviez écrit votre première lettre d’Anvers puis vous me parlez de Louvain, vous m’écrivez votre seconde lettre d’Amsterdam… et ces noms de villes me font rêver. Oui, vraiment. Je ne pensais pas que les voyages me manqueraient autant. D’ailleurs, il m’arrive de penser que tous les voyages dont je me souviens sont des rêves, qu’ils n’ont pas vraiment eu lieu. Je n’arrive parfois plus à savoir si j’ai vraiment vu les choses que j’ai vues ou si je les ai inventées.

La dernière fois que je suis sortie de mon pays, c’était il y a tout pile un an, pour me rendre à Naples que je ne connaissais pas. Oh, les doux souvenirs ! Les longues marches dans la ville, les Spritz en terrasse, les clémentines cueillies à même les arbres, les citrons gros comme des pastèques au marché, et mes larmes devant une mosaïque de Pompéi… intitulée « Portait de Sappho », mon premier « syndrome de Stendhal », un souvenir que je ne perdrai pas. La sensation d’être hors du temps, en contemplant ces minuscules carrés de faïence venant de bien avant Jésus-Christ, imaginer qu’une main humaine avait pris le temps de les assembler, de dessiner cette si belle figure de femme, ça m’a coupé le souffle. Et fait pleurer, oui. Après ça, je me suis baignée sur une plage de sable noir, sur l’île de Procida, car partout où je me trouve face à la mer, je ne peux m’empêcher de m’y baigner, parfois nue, parfois congelée. Je n’y renonce jamais.

Cette histoire de journaux intimes enterrés… comme elle me plaît !

Je songe souvent à brûler les miens, que je tiens pourtant scrupuleusement depuis plus de quinze ans, chaque jour, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Enfin c’est étrange de dire ça, comme si c’était une question de météo, mais vous voyez l’idée, je n’y renonce jamais. Oui, je crois que renoncer, ce n’est pas vraiment mon fort. Pourtant, il paraît que c’est la clé de la sagesse, de savoir renoncer.

Bref… revenons à cette histoire de journaux. Les miens n’ont absolument aucun intérêt ! Ils sont purement factuels, je n’y raconte rien de mes sentiments, ou très peu, et ils me servent surtout à repousser, je crois, l’angoisse profonde que j’ai de la mort. Comme si conserver, archiver, me permettait de garder la preuve de mon existence et de celle de ceux que j’aime.

Il faut vous dire que mon autre métier, si on considère qu’être écrivain est un métier (d’ailleurs, qu’en pensez-vous ? Je trouve que c’est une question passionnante !), est d’être documentaliste dans un lycée. Je passe mes journées à commander des livres puis à déterminer dans quelle section les ranger selon la classification internationale et géniale inventée par Dewey pour classer le savoir et enfin je les range. J’archive aussi les journaux d’information. Je suis un peu névrosée de l’archivage.

Ma grande fille de dix ans, très intriguée par ma pratique d’écriture quotidienne dans mes journaux intimes, m’a demandé récemment si elle pourrait les lire quand je serai morte. J’ai eu un immense fou rire, je ne m’attendais pas à une telle question ! Et j’ai répondu que non, évidemment. Je crois que je me débrouillerai pour les faire disparaître avant moi.

Je trouve ça vraiment beau de donner des cours d’écriture, de permettre à des gens d’accoucher de leurs écrits, c’est presque comme être sage-femme, ça doit avoir le même côté à la fois un peu dégoûtant (toute cette matière organique !) et à la fois presque sacré (il s’agit de donner vie, donner corps !). Je n’ai jamais suivi de cours comme celui-ci, mais j’aimerais bien. Pour ma part, je dois rencontrer ce mois-ci des étudiants qui étudient mon premier roman, on doit parler du style et les séances se termineront, justement, par un atelier d’écriture que je dois leur donner. J’en tremble d’avance, et j’espère vraiment être à la hauteur.

Je suis impatiente d’apprendre ce qu’il va se passer dans Le Pari ! Je parie que je ne suis pas au bout de mes surprises. Les premières versions des textes à venir sont des versions vraiment spéciales. Je ne sais pas comment cela se passe de votre côté, mais moi, j’ai toujours en tête une version idéale, pourtant très floue, du texte que j’ai envie d’écrire.

Et, immanquablement, le texte que j’écris ensuite véritablement ne ressemble pas du tout à ce que j’avais imaginé.

C’est très étrange. Avec le temps, j’ai appris à apprécier ce chemin qui se passe dans l’écriture, à laisser tomber le fantasme du texte pour la réalité de ce qui advient, mais il s’agit quand même, malgré tout, d’un petit deuil à faire, d’un renoncement. Et, comme vous l’aurez compris, je ne renonce jamais.

J’ai hâte de vous lire à nouveau.

Amitiés,
Pauline Delabroy-Allard

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08.03.2021