Ricochet : Traduire en féministe/s

Eugenia Fano
08.11.2022
Author text
Unknown 1

Passa Porta recevait récemment la traductrice française Noémie Grunenwald pour son essai engagé Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s (éds. La Contre Allée). Traductrice de l’italien vers le français, spécialisée dans les idiomes minorés comme le sicilien, Eugenia Fano était dans la salle, au premier rang. Praticienne du féminisme inclusif, elle nous offre ici quelques réflexions en ricochet de cette rencontre.


Laver les esprits de l’androlecte

Dimanche 9 octobre, trois jours après l’annonce du prix Nobel d’Annie Ernaux — la date tombait à point puisque certains médias avaient titré sa nobellisation au masculin — a eu lieu à Passa Porta une rencontre avec Noémie Grunenwald, traductrice, féministe militante et franche du collier. Elle est venue présenter Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/S, édité à La Contre Allée.

Un avenir lexical

La salle est pleine en ce dimanche matin : c’est le signe qu’il y a un besoin de traduire, de nommer ou de renommer tout ce qui se vit et souffre en dehors du langage masculin, c’est-à-dire de l’androlecte. C’est ambiant, c’est un fait remarquable : un avenir lexical meilleur et plus lumineux est en train de se lever.

Bonne élève, j’ai lu le livre en amont de la rencontre et, bonne élève, je m’assieds devant, pour prendre des notes. Mais au fil des questions et des réponses, je m’arrête d’écrire pour mieux écouter « quelque chose nouvelle », ce trésor naissant de la langue française. En effet, l’autrice parle comme dans son livre : en inclusif et en dégenré. Et il est assez étonnant de saisir combien ce dire tombe naturellement dans l’oreille — un peu comme une petite musique ponctuée d’infimes silences. « Les traducteurs/... /rices ; les lecteurs/... /rices ; les militant/... /tes ». Cela a l’effet d’une petite explosion intérieure, de désenclavement : mon esprit se représente, instantanément, l’autre moitié de l’humanité.

La vie matérielle

Ce matin-là, Noémie Grunenwald commence par expliquer en toute honnêteté ses premiers pas dans la traduction engagée. Au début, seule, en autodidacte, en sous-main et parfois en collectivité. Entre un texte à traduire, des petits boulots, elle a essayé de ménager son temps, son argent et ce besoin de traduire des textes féministes pour révéler en français des messages, des concepts, des idées nouvelles qui jusqu’alors étaient restées dans leur pays, dans leur langue d’origine. Ces détails autobiographiques liés notamment à sa vie matérielle sont utiles parce qu’ils révèlent la vie de beaucoup de traducteurices animé·es par le besoin de traduire qui, toutefois, se heurtent aux lois sociologiques du monde éditorial. Elle nous montre ainsi, peut-être à son insu, que la réalisation d’un désir — dans ce cas-ci, celui de traduire et d'être lu·e — est une question de privilèges, de rapports sociaux mais qui, fort heureusement, se concrétisent à force d’obstination. Sa sincérité naturelle n’est pas seulement touchante, elle constitue également une mine d’or et de réconfort pour les jeunes traducteurices qui se lancent dans ce métier.

Par la suite, les questions s’orientent vers sa pratique translinguistique. Traductrice militante, Noémie Grunenwald explique toute la complexité des affects qui se mettent en marche lorsqu’elle est à l’œuvre. Encore aujourd’hui, elle doute devant sa tâche parce qu’elle a commencé en autodidacte. Rattrapée par « le syndrome de l’imposteuse », elle se sent toutefois légitime de traduire. Mais n’est-ce pas justement ces sentiments de doute et de légitimité qui consolident l’éthique d’un·e traducteurice ? N’est-ce pas à partir de cette position qu’on a la force de changer les codes, les usages, la typographie d’une langue sclérosée pour soutenir et transmettre un monde nouveau ?

Au fur et à mesure de ses explications, Noémie Grunenwald décrit avec une rigueur concrète la façon dont elle bouscule, dérange, hybride, débride la langue pour nommer des concepts, des expériences intimes ou ex-times qui, jusqu’à présent, ont été simplement impensées ou lexicalement excisées par l’androlecte français.

Beaucoup de mots mentent

A un moment, mon esprit s’évade. Un instant. Tandis qu’elle parle m’apparaissent deux images. La première, pour celleux qui connaissent les tarots de Marseille, est celle de la carte de la papesse : avec ses yeux qui regardent au loin, tenant un livre entre ses deux mains. La deuxième est celle de Modesta, l’héroïne de L’Art de la joie écrit par Goliarda Sapienza. Penchée sur ses manuscrits, elle explique me semble-t-il exactement la réflexion, l'engagement de notre traductrice- autrice de Sur les bouts de la langue : « Le mal réside dans les mots que la tradition a voulu absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent de revêtir. [...] Beaucoup de mots mentent, ils mentent presque tous. Et puis, voilà ce que je dois faire, les étudier et les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations des siècles de traditions, en inventer des nouveaux... » (1)


(1) L'art de la joie, Sapienza Goliarda, éd. Viviane Hamy, trad. Nathalie Castagné.

Image (c) Yasmina Assbane
Eugenia Fano
08.11.2022