« Faites des livres, pas des gosses »

Adeline Dieudonné
12.11.2018
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Adeline Dieudonné C Jean François Robert

A l’occasion de la deuxième « Nuit des écrivains » (le mercredi 7 novembre à Passa Porta, en partenariat avec La Première), Adeline Dieudonné revient sur la naissance de « La vraie vie », son premier roman au succès étourdissant.

« Bon, déjà il faut que j’avoue qu’au départ, c’était pas mon idée. Commencer à écrire un texte de théâtre, puis des nouvelles, puis un roman. Tout ça, c’est la faute de Thomas Gunzig. Donc s’il y a des réclamations, merci de les lui adresser directement, je n’ai rien à voir là dedans.

La voix de l’illégitimité

C’est lui qui m’a dit « Vas-y essaie ». Moi j’ai répondu « Mais ça va intéresser qui ? Tout le monde s’en fout du regard d’Adeline Dieudonné sur le monde. » Là c’était ma petite voix intérieure qui s’exprimait. Celle qui m’appelle « ploucasse ». On en a tous une comme ça je pense. La voix de l'illégitimité. Avant je faisais tout ce qu’elle me disait. Et en gros, ça revenait à ne pas faire grand chose.

C’est qui cette petite voix? Pourquoi elle est là? J’avoue que j’ai un peu la flemme d’aller démêler le sac de noeuds. En vrac, je suis une femme, jeune, j’ai pas fait la Sorbonne, j’ai même pas vraiment fait d’études, et j’ai passé les quinze dernières années à (dans l’ordre plus ou moins chronologique): jouer à la Playstation, fumer des pétards, servir dans moult restaurants (avec ce que ça m’a valu de commentaires sur la forme de mes fesses ou de mes seins), courir les castings, allaiter un bébé, changer un bébé, apprendre à nouer une écharpe de portage, vendre des sextoys à domicile, faire des plannings de production, réserver des billets d’avion, vendre des plaids, apprendre à utiliser Excel, rénover un appartement, foirer deux couples, bref, une existence banale. En tous cas, bien loin de l’élite intellectuelle. Plein de bons arguments pour cette petite voix.

L’ère de la dictature de la petite voix était révolue. Elle allait devoir accepter de vivre en démocratie et de partager le pouvoir avec toutes les autres.

L’écriture déverrouille les cachots

Mais Thomas m’a dit : « Fonce, tu t’en fous. » Donc j’ai commencé à écrire et ma petite voix est partie tirer la tronche dans son coin. Évidemment au début c’était nul, alors elle revenait me susurrer des crasses « Ah tu vois? Tu perds ton temps, ploucasse. » Mais au fond de moi, de nouvelles voix émergeaient. L’écriture avait commencé à déverrouiller les cachots. Bref, ça n’a pas d’importance, c’est ma popote interne mais tout ça pour dire que j’ai compris que j’avais le droit. Après, je peux m’interroger sur le bien-fondé de ce besoin d’avoir un regard qualifié qui m’autorise à écrire pour me l’autoriser à mon tour. Mais ça c’est le boulot de ma psy.

Ensuite, il y a eu les nouvelles, le grand prix de la fédération Wallonie-Bruxelles, deux publications chez Lamiroy. Là, ma petite voix m’a dit: « Ouais bon, d’accord, c’est un hobby valorisant. » Mais fondamentalement, je sentais que c’était plus que ça. Écrire me permettait de dire qui j’étais. De le découvrir d’abord, de l’accepter ensuite et finalement de le montrer. Je sentais s’installer en moi une détermination sereine. L’ère de la dictature de la petite voix était révolue. Elle allait devoir accepter de vivre en démocratie et de partager le pouvoir avec toutes les autres.

Ecriture d’un roman versus conception d’un enfant

Et parmi les autres, certaines ont proposé d’attaquer l’écriture d’un roman. La petite voix a dit « Ah ah! Bien sûr! Un roman! Et puis quoi? ». Je ne dis pas que ça a été facile. Ça a même été franchement galère. Je me suis dit 25 fois : « Mais c’était quoi cette idée de merde? ». J’ai eu envie d’abandonner 150 fois. Mais bon, c’est comme quand tu regardes un docu sur Arte, tu préfèrerais couper pour aller zoner sur Jacquie et Michel mais tu te dis que si tu le fais, tu perdras toute estime pour toi-même (sur ce sujet précis, je me suis rendu compte que je pouvais concilier les deux, en faisant un split screen). Ce qui pourrait m’amener à faire une analogie scabreuse entre écriture et masturbation, ce que je vais vous épargner.

Par contre, je vais sauter à pieds joints dans le cliché du parallèle entre l’écriture du roman et la conception d’un enfant. Dans les deux cas, on a aucune idée de ce qui nous attend quand on prend la décision de s’y mettre. Dans les deux cas, on éprouve à un moment ou à un autre la vive tentation de jeter le fruit de nos entrailles dans une bulle à verre. Dans les deux cas, on en arrive à errer chez soi le regard fou, le cheveu gras et la bave aux lèvres en quête de sommeil. Mais dans les deux cas, quand il finit par vivre sa vie tout seul, on est si fier qu’on lui pardonnerait presque de vous avoir volé 25 ans d’espérance de vie. Et dans les deux cas, on se demande comment on a pu exister sans. Finalement je crois que la seule différence notable entre un enfant et un roman c’est qu’en principe le roman ne vous gerbe jamais dessus. Conclusion, faites des livres, pas des gosses.

Finalement je crois que la seule différence notable entre un enfant et un roman c’est qu’en principe le roman ne vous gerbe jamais dessus.

« Y a plein de qualités mais il va falloir bosser »

Bon, après j’ai rencontré Stéphane Levens. Pareil, pour les plaintes, vous voyez avec elle. Elle a fait lire une de mes nouvelles à Julia Pavlowitch à l’Iconoclaste. Bingo, youhou, Freed from desire, elle a aimé! Après je lui ai envoyé la première version du manuscrit, là elle a dit «Heuuuuuu... Bon, il y a plein de qualités mais il va falloir bosser, t’es prête? ». « Ah tu vois ploucasse? C’est pas bon. » « Ta gueule ». Donc au boulot.

Certains auteurs sont réticents à retravailler leur manuscrit. Ça n’est pas mon cas. J’envisage le travail éditorial comme une comédienne. Déformation professionnelle sans doute mais au théâtre on apprend à s’effacer au profit de l’oeuvre, à se livrer au metteur en scène, qui regarde le travail depuis la salle, depuis le siège du spectateur. Un éditeur c’est pareil. Donc j’ai écouté, appris, revu ma copie. J’avais la bonne personne en face de moi, elle savait comment m’emmener vers le roman que j’avais en tête. On a bossé. Puis arrive le mois de février et Julia m’annonce que c’est bon, mon manuscrit est accepté, il va être publié.

Mon éditrice, c’est une Viking

Je n’ai pas eu de difficulté à lâcher le manuscrit. J’avais donné ce que j’avais à donner sur celui-là. Je ferai mieux sur le prochain. En juin, Julia me dit : « On va envoyer ton texte aux prix littéraires ». Moi je me suis marrée : « ah ah ah! Oui, c’est ça, tu vas l’envoyer au Goncourt, au Renaudot, au Fémina, au Médicis! » Elle m’a dit : « Ben oui ». Mon éditrice, elle a vaincu sa petite voix qui la traite de ploucasse. C’est une viking. Ensuite est venue l’attente. Tout était prêt, le livre imprimé, je ne pouvais plus rien faire. Juste attendre la sortie. Est-ce que les lecteurs seront au rendez-vous? Est-ce que la presse en parlera un peu? Ou est-ce qu’il passera inaperçu, comme tant d’autres, noyé dans la masse de la rentrée littéraire?

Ce qui s’est passé ensuite... Ça m’a complètement échappé. Un succès comme celui de La Vraie Vie, ça ne s’explique pas. C’est un réacteur nucléaire, un enchaînement d’événements qui dépasse la qualité du texte, qui me dépasse. Les prix FNAC, Première plume, Filigranes, la première liste du Goncourt, la deuxième liste du Renaudot, c’est évident que je n’avais pas imaginé ça. Les libraires s’en sont emparés, puis la presse, puis les lecteurs.

Un succès comme celui de La Vraie Vie, ça ne s’explique pas. C’est un réacteur nucléaire, un enchaînement d’événements qui dépasse la qualité du texte, qui me dépasse.

Un phénomène d’appropriation

On a tellement parlé de ce roman, il a été disséqué, jugé, soupesé, interprété. C’est étourdissant. J'assiste à un phénomène d’appropriation qui est à la fois grisant et déroutant. Je me sens un peu dépossédée, ce roman ne m’appartient plus. Mais en tant que génitrice, je dois en parler, éventuellement le défendre. Les critiques négatives sont rares mais elles piquent. Même si je les souhaite d’une certaine façon. Elles sont naturelles, normales, l'unanimité n’existe pas. Il n’y a pas une « bonne littérature », il en faut pour tous les goûts et chacun a le droit de s’exprimer. (Je dis ça pour faire bonne figure mais en vrai, quand un critique dit du mal de mon livre, j’ai juste envie de le voir crever dans un bain d’acide. On ne touche pas à mon bébé). Et puis il y a les interviews, les plateaux télé, les émissions de radio.

Depuis début septembre, j’ai l’impression de me retrouver à un examen oral que je n’aurais pas étudié. Je dois affronter les questions des journalistes, l’élite intellectuelle parisienne. Par exemple : « Finalement votre récit s’oppose au déterminisme social, vous faites de l’anti-Bourdieu, comment analysez-vous la primauté de la société face aux comportements individuels? » Là, vous devinez mon envie de répondre « Oulà, désolée, je viens de recevoir un sms de ma tortue d’eau qui fait un AVC, je dois vous laisser ». Mais j’assume comme je peux : « Oh oui, Bourdieu, je l’ai lu, bien sûr mais je crois qu’en l’occurence il n’y a pas de contradiction, mon héroïne, bla bla bla ». Heureusement que j’ai une grande carrière de baratineuse derrière moi...

Et puis, quand tout ça se sera un peu calmé, je pourrai m’attaquer au deuxième. « Alors ploucasse, t’en as fait un c’est bien mais c’était du bol. En plus maintenant les gens t’attendent, tu vas forcément les décevoir ». Ah oui, elle est toujours là celle-là. Elle trouvera toujours une bonne raison de la ramener. A moi de trouver de bonnes raisons de ne pas l’écouter.

photo © Jean-François Robert
Adeline Dieudonné
12.11.2018