Le versant radieux de la nuit

Anna Ayanoglou
09.11.2022
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Anastasiia krutota cohyle Cc Eo unsplash

Comme chaque année, Passa Porta rejoint "La Nuit des écrivains", un rendez-vous pour noctambules épris de littérature. Une discussion avec six écrivains en public sur la scène du Théâtre 140, retransmise en direct sur les ondes de La Première. A cette occasion, nous avons demandé à la poétesse Anna Ayanoglou ce que lui inspirait le temps distendu de la nuit. Elle nous a répondu avec un texte inédit, en prose, sur le "versant radieux" de ces longues heures à soi...

Le versant radieux de la nuit

« Avez-vous un moment favori pour écrire ? » Ma réponse me paraît si attendue que je la double souvent d’une mimique désolée — désolée de la platitude que je délivre, quand je dis : « ben, le soir… la nuit. »

Mais en quoi cette dernière est-elle si évidemment propice à la création ? Par son silence, certainement. Encore que dans ma rue citadine, la foule qui se restaure et celle qui sirote un verre bourdonnent jusque tard, finissent decrescendo ; ensuite, ce sont les éruptions ponctuelles, éclats de voix nés du brassage alcool-testostérone — ou alcool-bleus de l’âme, parfois. Ces bruits-là n’entament pas ma concentration. Ils émanent de celles et ceux qui veillent ; en cela, nous sommes compagnons, singuliers.

Autre composante décisive : l’obscurité. Quand les fenêtres de ma rue, îlots jaune-orangé, s’éteignent une à une, j’ai le souvenir — il doit venir du dessin animé Fantasia — d’une déesse étendant son moelleux manteau couleur prune sur les vivants qui s’assoupissent à son passage. Dans la veille voulue, décidée, de l’écriture, le moelleux de la nuit reçoit le saillant de l’esprit. C’est ici le versant radieux de nos nuits ; il a son double mauvais, celui du diaphragme en pelote, de l’angoisse qui monte au fond de l’estomac et de l’afflux incontrôlable de pensées, tout le temps où le sommeil éperdument désiré se dérobe.

Mais revenons à nos bons jours, et à ce que leur pendant nocturne peut avoir de salutaire pour l’inspiration. Lorsque l’obscurité et le silence — même relatif — règnent, il n’est plus besoin, pour créer, de fuir le monde en soi-même. Dans le bouillonnement humain de la journée, nous devons nous extraire de l’environnant, construire l’espace où nicher ; et c’est autant d’énergie dévolue à ces tactiques psychiques qui se perd en chemin. À l’inverse, quand le monde, alentour, sommeille, il nous vient naturellement de déplier et d’étaler notre âme au-dehors. Et peu importe l’intensité des émotions qui surviennent ; les heures nocturnes, champ vierge, insécable, les absorberont.

Alors, la nuit : boulevard pour la création, quoi qu’il arrive ? Ce serait si simple ! Dans ma pratique d’écriture, il faut que je sois déjà sur une piste lorsqu’elle approche, puis s’installe. Et si piste il y a et que l’énergie suit, alors elle sera fertile. Parce qu’avec elle, aussi, advient l’indifférence aux convenances, aux carcans qui interfèrent avec l’élan d’invention — et cela vaut pour l’être seul à la maison : derrière mes rideaux tirés, et à la différence de la journée, je mange, non parce qu’il est l’heure, mais parce que j’ai faim ; mes choix vestimentaires, qu’un œil extérieur trouverait saugrenus, ont pour seul but que tout concoure à ce que je crée, sans aucune gêne — ni froid, ni chaud, ni trop serré, au diable le style ; et, surtout, comme une orpailleuse, je passe au tamis chaque idée, divagation, qui vient, sans les objections de la rationalité.

La nuit ne nous demande pas de rendre des comptes. Elle est une aïeule fantasque, riche de ses vies passées, qui fait naître et reçoit ce dont, souvent, nous ignorions être capables.


Anna Ayanoglou est née en 1985. Elle grandit à Paris, ville qui s’ajoute à la mosaïque improbable de ses origines — vendéenne, crétoise, grecque d'Asie mineure et polonaise. Son premier recueil, Le fil des traversées (Gallimard, Prix Apollinaire Découverte et Prix Révélation Poésie de la Société des Gens de Lettres en 2020) se fait l’écho de trois années vécues en Lituanie et en Estonie. Elle réside actuellement à Bruxelles, où elle écrit, enseigne le français langue étrangère, et anime sur les ondes de Radio Panik l’émission « Et la poésie, alors ? », qui donne à entendre des poèmes du monde entier lus en langue originale et en traduction française. Elle est la lauréate d’une bourse de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Bourse de Découverte, 2021. Au printemps 2022, elle a fait paraître Sensations du combat (Gallimard), un deuxième recueil de poèmes évoquant les thématiques de l'amour, du couple, de l'identité et de l'exil.

Anna Ayanoglou
09.11.2022